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cuisine et galéjades

les damnés des « zero hour contracts » Publié le Lundi 5 Juin 2017 à 08:05:17

Le Monde

 

Au Royaume-Uni, les damnés des « zero hour contracts »

Le très flexible contrat « zéro heure », qui permet notamment de convoquer ou d’« annuler » des salariés par SMS, illustre la face sombre de la reprise britannique.

LE MONDE | 24.10.2014 à 17h24 • Mis à jour le 19.04.2016 à 17h02 | Par Philippe Bernard (Londres, correspondant)

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La chaîne de restauration rapide McDonald's serait l'entreprise qui recourrait le plus au contrat "zéro heure". Ici, sur la photo, des manifestants défilaient devant le restaurant McDonald du centre-ville de Los Angeles, le 14 avril dernier.

Candice Roberts n’a pas besoin de parler pour expliquer à quoi sa vie ressemble. Elle brandit son antique téléphone portable Huawei comme une pièce à conviction, où les six mots du SMS qu’elle a reçu samedi après-midi sont restés inscrits : « Mission annulée. Mettez-vous en attente ». La quadragénaire aux yeux cernés et au sweat-shirt en éponge saumon n’est pas astronaute. Elle est emballeuse de biscuits secs à l’usine Jacob’s, une énorme bâtisse de brique sur laquelle flotte l’Union Jack, à Aintree, au nord de Liverpool. Lorsque son patron a besoin de ses services, Candice, 46 ans, place dans leurs boîtes les cheese crackers ou les club chocolate, qui défilent sur un tapis roulant. Sinon, elle attend la prochaine « mission » de l’agence de placement Prime Time, qui sert d’intermédiaire. Un simple SMS pour la convoquer au travail, parfois dans l’heure qui suit. Un autre, éventuellement, pour annuler sa venue. Et des journées entières à attendre qu’on la sonne, en pensant à la paie qui rétrécit à chaque heure perdue.

Appelée ainsi vendredi pour rejoindre l’équipe du dimanche matin à 7 heures, elle a appris la veille que, finalement, on n’avait plus besoin d’elle. « I’ve been cancelled » (« J’ai été annulée »), explique-t-elle en un terrible raccourci. Le long silence qui suit n’est troublé que par les applaudissements du jeu diffusé par la télé, allumée en permanence. La nuit est tombée sur le lotissement de logements sociaux de Fazakerley, dans la grande banlieue au nord-est de Liverpool. Les réverbères soulignent un crachin persistant. Il fait froid dans le salon de Candice et Michael Roberts, où l’humidité s’infiltre. « On allume le gaz juste au moment d’aller au lit, glisse ce dernier. En hiver, on passe la soirée chez des amis. »

Cela fait déjà trois ans que Candice et son mari Michael, 58 ans, vivent au rythme infernal de ce que les Britanniques nomment le « zero hour contract », le ZHC (contrat à zéro heure), des « contrats » qui ne garantissent aucune heure de travail au salarié, mais l’obligent à accourir quand on le siffle. En janvier, l’Office national des statistiques britannique a recensé 1,4 million de contrats« ne garantissant pas un minimum d’heures ».Les ZHC « facilitent la tâche des employeurs qui veulent abuser de leur pouvoir sur le marché du travail », reconnaît le très libéral hebdomadaire The Economist.

Devant la barrière qui contrôle l’entrée de l’usine Jacob’s de Liverpool, qui vient de célébrer son centenaire, une banderole bleue représente des paquets de crackers et declub biscuits à l’orange ou au chocolat, « fiers d’avoir été cuits à Aintree ». Ces crackers en paquets orange immortalisés par Wallace et Gromit, qui sont un peu au patrimoine britannique ce que le petit-beurre est à la France.

Les abus sont commis à une si large échelle que même les conservateurs au pouvoir, ultralibéraux, ont promis de moraliser ces pratiques s’ils sont reconduits au terme des élections législatives de mai 2015. Les contrats de type ZHC, qui non seulement n’assurent aucun horaire mais contiennent une clause d’exclusivité interdisant au salarié de travailler ailleurs, seront interdits, a annoncé David Cameron début octobre. « Ce n’est pas l’économie de marché, c’est un marché faussé », a asséné le premier ministre. Les travaillistes, eux, ne veulent pas purement et simplement abolir une formule qui a remis tant de chômeurs au travail – le taux de chômage a baissé de 2 points entre juin 2011 et juin 2014. Leur chef de file, Ed Miliband, dénonce « des conditions de travail dignes de l’époque victorienne [XIXe siècle] », mais promet seulement d’instaurer un droit à un horaire minimal après une certaine période d’emploi en ZHC.

En attendant, cette forme de flexibilité maximale s’est banalisée. Elle a proliféré depuis la crise financière de 2008, avec une nette accélération dans les toutes dernières années : le nombre de travailleurs en « zéro heure » a doublé depuis 2012. Les dernières statistiques publiées en recensent 583 000, un chiffre sous-estimé car nombre de salariés ignorent qu’ils relèvent de cette formule. Près de la moitié des emplois de l’hôtellerie et de la restauration, un tiers des manœuvres et des agents d’entretien, un quart dans le secteur des soins et des loisirs sont concernés par toute une variété de contrats sans garantie horaire. Les femmes et les jeunes sont les premiers visés.

La formule est utilisée aussi pour des emplois très qualifiés et bien payés. Des anesthésistes, des cardiologues, des sages-femmes, des graphistes, des précepteurs sont recrutés sans la moindre garantie horaire. Certains radiologues, par exemple, ont été affectés par le Service national de santé (NHS) à des pools de personnels qui les mettent à disposition de plusieurs hôpitaux en leur offrant des zero hour contracts. Pour certains professionnels, il s’agit d’une forme de liberté, et 47 % des salariés concernés se déclarent satisfaits de ce système. Mais, pour la majorité, il s’agit d’une situation subie. Employés en moyenne 25 heures par semaine, ils ont souvent du mal à joindre les deux bouts, et un tiers des intéressés réclament davantage d’heures.

Flexibilité maximale

A eux deux, Candice et Michael Roberts gagnent en moyenne 350 livres par semaine (environ 1 900 euros par mois), mais ignorent en permanence leurs revenus de la semaine suivante. Ils ne sont pas employés directement par Jacob’s, mais par l’agence Prime Time Recruitment, qui leur verse le salaire minimal de 6,50 livres de l’heure (8,20 euros), soit 2 livres de moins que les ouvriers permanents de l’entreprise pour les mêmes tâches. Au total, la biscuiterie Jacob’s de Liverpool-Aintree emploie 830 salariés permanents, auxquels s’ajoutent jusqu’à 250 ouvriers mis à disposition par l’agence. La période des fêtes de Noël et du Nouvel An, où les biscuits se vendent bien, est en principe faste. Mais Candice se rappelle avec horreur le mois de mars, où l’agence ne l’a pas appelée une seule fois. « Ça a été la période la plus noire depuis que j’ai commencé à travailler, à l’âge de 16 ans. Pas d’argent. Rien, articule-t-elle. J’ai dû donner mon collier et mes boucles d’oreille au mont-de-piété. Heureusement, j’ai pu les récupérer le mois suivant. »

Longtemps tolérés, les ZHC suscitent désormais la polémique. Pas une semaine sans que les médias ne relatent des situations abusives, des drames personnels et des contentieux. La presse a désigné McDonald’s comme le plus gros pourvoyeur de contrats sans garantie horaire (90 % de ses 83 000 employés au Royaume-Uni), et la chaîne de restauration rapide a été amenée à se justifier. « Nos employés cherchent la flexibilité », « Nous ne les convoquons pas par téléphone », indique le site britannique, qui assure simplement tenir compte des disponibilités exprimées par ses employés.

La presse a aussi révélé que près de 90 % des 23 000 employés de SportsDirect, une chaîne de magasins d’articles de sport, travaillaient sous ZHC, sans congés payés ni rémunération en cas de maladie. Une plainte pour discrimination salariale est en cours de la part d’une ancienne employée qui dit avoirquitter son emploi en raison de crises de panique liées à la précarité de ses horaires et de ses revenus. Inspirée par le livre de Florence Aubenas, journaliste au Monde, Le Quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010), une pièce de théâtre mettant en scène la situation de travailleurs « jetables » a tenu l’affiche un mois à Londres, cet été.

« Nous sommes comme les gâteaux que j’emballe à l’usine : On tombe dans une caisse pour laisser la place aux suivants » Bill Jones, Ouvrier chez Jacob’s

« Dans les années 1930, mon grand-père se présentait chaque matin pour l’embauche sur les docks. Les patrons désignaient du doigt les ouvriers qu’ils sélectionnaient ; les autres repartaient penauds. Nous sommes revenus à cette époque », déplore Barry Kushner, le conseiller municipal travailliste de Liverpool, qui préside la commission spéciale mise en place par la ville pour lutter contre la précarité. Près de la moitié des offres d’emploi actuellement proposées dans la grande cité côtière le sont par des agences de recrutement, comme celle qui fournit à la biscuiterie Jacob’s une main-d’œuvre flexible et payée au smic, tels Candice et Michael Roberts. L’idée de M. Kushner est de rédiger une charte contenant des garanties minimales négociées entre syndicats et employeurs. Ces derniers s’engageraient à recourir en priorité à d’autres formes de flexibilité comme le travail à temps partiel ; ils seraient encouragés à fournir un minimum d’heures de travail programmées au moins une semaine à l’avance, après six mois de ZHC.

A terme, la municipalité exclurait des marchés publics toute entreprise qui ne se conformerait pas à cette charte. Mais les élus ont joué les arroseurs arrosés lorsqu’un blog d’opposants a révélé, en septembre, que la municipalité elle-même employait 442 précaires. Uniquement dans des secteurs acceptés par les syndicats, comme l’approvisionnement des événements spéciaux, se défend l’élu.

Désormais objets de scandale, les ZHC et autres contrats sans garantie d’horaire contribuent, en même temps, avec la montée en puissance du temps partiel et la flambée de l’autoentrepreneuriat (40 % des emplois créés depuis 2010, selon les travaillistes), à la baisse spectaculaire du taux de chômage (6,2 %, contre 10,3 % en France), dont David Cameron fait son principal argument de campagne. Ils illustrent la face sombre de la « vigoureuse reprise » que le premier ministre célèbre quotidiennement.

Prime gouvernementale

La reprise ? « Si c’était vrai, je n’en serais pas là », s’insurge Bill Jones, un père de famille de 42 ans qui, lui aussi, remplit des boîtes de biscuit et de crackers chez Jacob’s quand Prime Time l’appelle. « Mon contrat de travail est long comme ça et écrit en tout petit. » Et même s’il l’avait lu, en aurait-il compris les pièges ? Sur le papier, le document lui garantit sept heures de travail par semaine, à condition qu’il accepte n’importe quel job dans un rayon de 25 miles (40 km) autour de son domicile. A l’automne 2013, le travail manquait chez Jacob’s et l’agence lui a demandé de pointer chez Tangerine, une usine de confiserie située à Blackpool, à 80,5 km de chez lui, mais à 40 km… à vol d’oiseau. Le billet de train pour s’y rendre coûtait l’équivalent de trois heures de travail. Il a refusé, comme tous ceux à qui on l’a proposé.

Ces mois-là ont vraiment été à « zero hour » et zéro paie pour Bill Jones, qui, comme les autres salariés cités, préfère user d’un pseudonyme pour ne pas risquer de perdre son emploi. Il a sollicité l’aide d’un avocat militant pour obtenir le paiement des sept heures prétendument garanties par son contrat. La lettre adressée par le juriste à l’agence de placement est restée, selon lui, sans réponse. « J’ai laissé tomber », lâche Bill Jones. Il n’a jamais été payé des sept heures prétendument garanties.

En trois ans de ce régime, le quadragénaire aujourd’hui en révolte a appris que ni l’égalité salariale avec les ouvriers attachés à l’usine, ni les 25 heures hebdomadaires qu’on lui avait fait miroiter ne se concrétiseraient. Il a aussi découvert que les contrats comme le sien s’interrompaient régulièrement pour que l’agence en signe de nouveaux avec d’autres candidats à l’emploi, afin de percevoir la prime gouvernementale de 1 500 livres (près de 1 900 euros) versée pour l’embauche de chômeurs de longue durée. « Nous, les ouvriers employés par les agences, nous sommes comme les boîtes de gâteaux que j’emballe à l’usine : nous avançons sur un tapis roulant et, à un certain moment, nous tombons dans une caisse, pour laisser la place aux suivants », dit cet ancien chauffeur et disc-jockey au visage fatigué, qui porte un tee-shirt gris Armani impeccable. Sur l’écran plat resté allumé dans son living, Tom Cruise, imperturbable, joue Mission impossible.

Ce soir, Bill Jones embauchera dans l’équipe de 17 h 15, il le sait depuis une semaine. Mais pour celle d’hier, il n’a été prévenu que la veille. Et demain ? Ce week-end ? « J’attends que le téléphone sonne. Ils peuvent m’appeler une heure avant pour une équipe de 12 heures. Ils savent que j’habite à 10 minutes de l’usine à vélo. » Lui, qui ne peut « jamais rien prévoir », se trouve contraint d’anticiper Noël. Le souvenir de l’an dernier, où, faute de travail en automne, il n’a pu offrir de cadeaux à ses deux enfants, le poursuit. Cette année, il a commencé ses achats dès juin, « pour répartir le coût ». « Pour gagner un salaire décent, il faudrait faire six équipes par semaine. Je n’en fais que trois ou quatre. »

Sur qui compter pour se sortir de la nasse des « zero hour » ? Bill, électeur travailliste de toujours, a d’abord pensé aux syndicats. Mais il montre sa carte d’adhésion en faisant la grimace. « J’ai été les voir, mais j’ai arrêté de payer ma cotisation. Ils ne m’ont été d’aucun secours, car je n’appartiens pas au personnel permanent. Ils disent qu’il faut d’abord défendre le staff. Mais les ouvriers en place préfèrent faire embaucher leur fille ou leur nièce plutôt que nous. Ils nous considèrent comme des travailleurs de seconde zone. » Il a ensuite alerté son député, car il pense que l’agence de recrutement, qui reçoit de l’argent public pour l’embauche de chômeurs, devrait être encadrée. Il espère que l’action de la municipalité, la publicité donnée à la condition des travailleurs en « zero hour », permettra d’améliorer les choses. Les nombreux commentaires sur Facebook après un article publié par un quotidien local l’ont revigoré : « Beaucoup de gens cherchent aussi des heures et ne trouvent pas ça normal. »

Quant au bulletin de vote de Bill Jones aux prochaines élections, il aura, à l’entendre, une curieuse couleur : « Je suis pour un mélange entre le Labour et l’UKIP [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni de Nigel Farage, xénophobe et antieuropéen]. Les deux ont de bonnes idées. Le Labour veut abolir la bedroom tax[instaurée en avril, elle consiste à réduire les allocations pour les locataires sociaux disposant d’une chambre « vide »]. Et l’UKIP veut que nous sortions de l’Europe pour que le pays soit plus fort. »L’Union européenne ? « Elle n’a rien fait pour empêcher les agences de recrutement de nous exploiter. » Quant au vote UKIP, « ce serait un bon coup de pied aux fesses des autres partis, des immigrés illégaux qui sont trop nombreux, et des Anglais qui partent faire le djihad ».

« Anglaise et blanche »

Sur la question de l’immigration, sa collègue Candice Roberts est intarissable. « Les Polonais et les Asiatiques, on leur donne plus d’heures qu’à nous. Je le sais : j’ai beaucoup d’amis asiatiques. Ils font 60 heures de travail par semaine quand j’en ai 40 », assure-t-elle. Dans ses explications sur les horaires de travail, le mot « work » revient souvent. Elle le prononce avec l’inimitable « r » guttural du « scouse », l’accent de Liverpool, qui évoque le « ch » allemand. « Si on donnait moins de travail aux étrangers, poursuit-elle, ils pourraient porter plainte pour discrimination. » Pour l’heure, c’est elle, Candice, née à Liverpool, qui se sent « discriminée ». « Parce que je suis anglaise et blanche, lance-t-elle. Et parce que je dis tout haut ce que je pense et demande pourquoi on n’a pas de travail. »Même à propos de l’agence qui l’emploie avec si peu de ménagement, elle a son idée : « Elle est tenue par des juifs », murmure-t-elle. Cela ne l’empêchera pas de voter « probablement » Labour, comme elle l’a toujours fait. A moins qu’elle n’« oublie » le jour du vote, comme lors des élections européennes. « Quelquefois, je pense que c’est une perte de temps et je m’en moque. »

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Travailleurs pauvres Allemagne Publié le Lundi 5 Juin 2017 à 07:56:36

Source le Net

Nos voisins ont fait un choix radicalement différent du nôtre : plus de travailleurs pauvres, mais moins de chômeurs. Ce n’est pas forcément un mauvais calcul.

Dès que les clients ont le dos tourné, Hannah Weinkof feuillette nerveusement son livre caché sous le comptoir. «J’ai un examen demain, c’est l’angoisse», s’excuse-t-elle en frottant ses grands yeux fatigués. Tous les soirs, après ses cours, cette étudiante en sociologie rejoint une petite boutique bio près d’Alexanderplatz, au centre de Berlin. De 19 à 22 heures, elle tient la caisse et range les produits. Quinze heures de travail par semaine, payé 450 euros par mois, soit 7,50 euros l’heure. En théorie. «Je pars un soir sur deux à 23 heures, mais les extras ne sont jamais réglés», murmure Hannah. Elle n’envisage pourtant pas de démissionner : son précédent «minijob» dans un restaurant du coin lui rapportait 4,50 euros de l’heure à peine. Et les extras n’étaient pas payés non plus…

Ah, le fameux modèle allemand ! A en croire certains, sa face cachée serait bien peu reluisante. Derrière l’insolente santé de ses exportations, le pays d’Angela Merkel serait ainsi rongé par les inégalités et les ­petits boulots comme celui d’Hannah. «Tout n’y est pas parfait», a ainsi timidement accusé le ministre du Travail, Michel Sapin, début mai. «C’est une horreur économique», s’enflamme de son côté Jean-Luc Mélenchon sur son blog. A en croire le trublion du Front de gauche, le «royaume de l’austérité» fabriquerait des armées de sans-le-sou et s’apprêterait à entraîner toute l’Europe dans la misère sociale. «Mensonges et démagogie», rétorque Christian Hohendanner, de l’IAB, l’institut de recherche de l’office du travail allemand. Selon lui, et beaucoup d’autres, la France fait aujour­d’hui un faux procès à son pays, qui ne produirait en vérité pas plus de pauvreté que le nôtre. «La précarité allemande est un mythe agité par une partie des hommes ­politiques français pour justifier leur immobilisme», confirme Isabelle Bourgeois, du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac). Alors, qui croire ? Pour trancher le débat, nous sommes allés regarder de plus près ce qui se passe de l’autre côté du Rhin.

A première vue, le marché du travail n’y a pas grand-chose à envier à celui des Etats-Unis, ultralibéral et totalement dérégulé. En 2003, les réformes Hartz, menées par Gerhard Schröder, ont en effet profondément modifié son fonctionnement. Les indemnités chômage ont été sacrifiées, le recours à l’intérim, au temps partiel et autres minijobs grandement facilité, les modalités de licenciement simplifiées. Si l’on ajoute à cela qu’il n’existe pas de salaire minimum ­fédéral en Allemagne – seules quelques branches, surtout dans l’industrie, en ont négocié un – on ne s’étonnera pas que le salariat «atypique» se soit développé depuis dix ans. La part des temps partiels a ainsi grimpé de 18 à 22% (14,4% chez nous) et celle des CDD de 12,5 à 13,8% (15,2% dans l’Hexagone). Surtout, le nombre de travailleurs pauvres, c’est-à-dire gagnant moins des deux tiers du ­salaire horaire médian, a explosé : ils représentent désormais 22% du salariat, contre moins de 7% chez nous. Au total, près de 6,5 millions d’Allemands sont aujourd’hui payés moins de 8,50 euros l’heure, surtout dans la distribution et l’hôtellerie-restau­ration. «Ces deux secteurs concentrent la quasi-totalité des travail­leurs pauvres, tandis que les salariés de l’industrie restent ultraprotégés et bien payés», s’indigne Bernhard Jirku, de Ver.di, le syndicat des services qui se bat pour l’instauration d’un Smic, comme chez nous.

Se contenter de dresser ce constat serait pourtant aussi malhonnête que de résumer la France aux grèves de ses cheminots. D’abord, parce que ces emplois atypiques sont, à quelques exceptions près, loin d’être le cauchemar esclavagiste dénoncé par Mélenchon. «Les statistiques peuvent laisser imaginer le pire, mais elles sont trompeuses», décrypte Christian Hohendanner. La plupart de ces petits boulots n’ont en effet pas d’équivalent en France, ce qui complique la comparaison. Et ils sont très populaires ­auprès des Allemands.

Prenez les minijobs. Des turbins sous-payés grâce auxquels des entreprises ­exploitent honteusement des chômeurs en fin de droits ? Pas vraiment. Les employeurs qui les utilisent paient en effet 30% de charges, contre 20% pour un contrat classique. Lorsqu’on les a créés, dans les années 1960, le pays manquait de bras. Il fallait inventer un dispositif suffisamment alléchant pour inciter la «main-d’œuvre latente», à savoir femmes au foyer, étudiants et retraités, à travailler quelques heures par semaine. Résultat : 450 euros mensuels nets de cotisations sociales pour les salariés et non imposables, pour un job de quinze heures maximum par semaine (Schröder fera sauter cette limite en 2003). «Ces contrats correspondent à une vision conservatrice et patriarcale de la société, mais ils ont tout de suite remporté un grand succès», témoigne Matthias Knuth, spécialiste de l’emploi à l’université de Duisburg-Essen.

De fait, la majorité des 7,5 millions de minijobbers sont, encore aujourd’hui, des mères au foyer, des retraités et des étudiants. 30% sont des salariés classiques qui trouvent là un complément de revenus (exemple type : le prof de sport se faisant quelques centaines d’euros de plus pour entraîner l’équipe de foot du village pendant le week-end). Et moins de 7% sont des chômeurs, qui cumulent salaire et aides sociales. Au bout du compte, 70% des ­minijobbers se disent ravis de leur sort, d’après les sondages réalisés sur le sujet.

Sebastian Prassek, étudiant en marketing, recommencerait par exemple l’expérience sans hésiter. En 2011, dix heures par semaine, il a monté le site Internet et animé la page Facebook d’une association d’étudiants. Grâce à quoi Invoke Media, une start-up canadienne en vue, l’a repéré et lui a proposé un contrat d’un an à Montréal. «Cela m’a permis d’enrichir mon CV tout en gagnant de l’argent», se réjouit-il. L’équivalent d’un stage français, en somme. Andreas Krauss, son ami d’enfance, a quant à lui vu son minijob au service de presse d’un zoo se transformer en emploi à temps plein quand l’été est arrivé. Avant de redevenir un minijob de quinze heures par ­semaine quand il a repris les cours à l’automne.

Pour les employeurs, tout l’intérêt de ces contrats est là : ils sont ultraflexibles. «J’emploie une caissière à temps complet pour la journée et une minijobbeuse pour le soir, témoigne ainsi Jürgen Wolter, patron d’une supérette au sud de Berlin. Je lui ai proposé un CDD classique à la place, mais elle a refusé : elle et son mari auraient dû payer plus de taxes.» Puisqu’ils ne sont pas soumis à l’impôt, les minijobs ne sont en effet pas comptabilisés dans les revenus des couples. Ce qui évite bien souvent à ces derniers de passer dans la tranche supérieure. Du coup, beaucoup d’Allemandes, en particulier les mères d’enfants en bas âge, préfèrent ce genre d’emplois aux temps pleins traditionnels. «Notre pays a trente ans de retard sur le statut des femmes au travail», pointe Jenny Huschke, de la DGB, la confédération allemande des syndicats.

Naturellement, il arrive que certains patrons abusent de ces petits boulots, en particulier dans les commerces et la restauration. Car, même s’ils leur coûtent en théorie plus cher, les minijobbers ne réclament presque jamais les congés payés ou arrêts maladie auxquels ils ont droit, comme les CDD et CDI classiques. «La plupart ignorent même qu’ils y ont droit», regrette Jenny Huschke. D’après les économistes, ces abus restent cependant minoritaires. «Ils ne sont pas plus répandus que le travail au noir et les heures sup non rémunérées dans les restaurants français», ironise Isabelle Bourgeois.

Et puis, si le pays d’Angela Merkel compte plus de travailleurs à bas salaires que nous, ses files de demandeurs d’emploi sont bien moins longues que les nôtres : le taux de chômage y est près de deux fois inférieur à celui de l’Hexagone (5,4% contre 10,9%), les moins de 25 ans sans boulot sont deux fois moins nombreux (12% contre 25%) et le taux d’emploi y dépasse aujourd’hui 72%, soit dix points de plus que chez nous. «Nos voisins ont fait un choix de société très ­différent, ­résume Sylvain Broyer, de Natixis. Ils préfèrent inclure un maximum de personnes dans l’emploi, même précaire, plutôt que d’entretenir des chômeurs.»

Certes, on peut toujours argumenter que le choix français est, sur le long terme, plus pertinent. Et parier que, quand la croissance reviendra, le chômage repartira à la baisse, nous permettant de rattraper le niveau allemand sans recourir aux petits boulots. Le problème, c’est qu’une partie de nos 2 millions de demandeurs d’emploi de longue durée, dont les qualifications sont désormais trop éloignées des besoins des entreprises, ne retrouveront jamais de travail. Les économistes estiment ainsi que notre taux de chômage structurel, c’est-à-dire celui que la seule reprise ne suffira pas à réduire, a grimpé de 2 points depuis 2007, pour s’établir à 9,5% de la population active. «En conservant un maximum de gens dans l’emploi, le modèle allemand évite au moins cet écueil-là», souligne Henrik Uterwedde, de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg. En ajoutant que, depuis 2007, la consommation par tête augmente plus vite outre-Rhin que chez nous, car notre ­pouvoir d’achat est plombé par la crise.

Les petits boulots et l’absence de salaire minimum représentent un autre atout pour l’économie allemande, moins connu et pourtant considérable : leur développement dans le secteur tertiaire a en effet permis à l’industrie de profiter de services à bas coût, ce qui a indirectement contribué à ­doper sa compétitivité. Ainsi le coût des transports et du logement consommés par les PME industrielles est-il demeuré stable depuis 2000, alors qu’il a grimpé de 25% chez nous ! «Si l’on ajoute à cela la montée en gamme des produits d’outre Rhin, on comprend pourquoi les usines hexagonales sont à la traîne», décrypte Sylvain Broyer. «Il est quand même dommage que cet avantage compétitif se conquiert sur le dos des minijobbers», rétorque Bernhard Jirku, du syndicat Ver.di.

Qu’il se rassure : à force de crier au loup, son organisation a convaincu les Verts et les sociaux-démocrates du SPD de se battre pour des hausses de salaires lors des législatives de septembre prochain. «Il est exact qu’il y a parfois des abus, nous ­devons les corriger», a récemment reconnu Angela Merkel elle-même. Sous la pression, elle a commencé à réfléchir au sujet. «La chancelière est une pragmatique», rappelle Henrik Uter­wedde. Si, comme c’est probable, elle remporte les élections, elle mettra certainement sur la table l’instauration d’un salaire minimum légal dans les branches où il n’y en a pas encore, comme le petit commerce et la restauration. Mais ce Smic à l’allemande resterait de toute façon variable selon les secteurs et les régions, histoire de ne pas nuire à la compétitivité. «Nous ne commettrons jamais la même ­erreur que les Français avec leur salaire ­minimum», souffle-t-on au ministère du Commerce. Deutsche Qualität !

Un droit que travail plus flexible que le notre

Pour redresser la compétitivité de son pays, le chancelier Gerhard Schröder a lancé, en 2003, une réforme radicale du marché du travail (les lois Hartz).

- Intérim : Son recours a été facilité : ­désormais, la durée des missions n’est plus limitée. En France, elles ne peuvent pas dépasser dix-huit mois.

- Licenciement : Les procédures de rupture de contrats, CDD ou CDI, sont plus simples que chez nous, notamment dans le cas des licenciements économiques. En France, ces derniers sont si complexes que les entreprises font tout pour les éviter. Par exemple en abusant des ruptures conventionnelles, coûteuses pour la collectivité…

- Indemnisation des chômeurs : Les demandeurs d’emploi allemands ­perçoivent une allocation égale à 60% de leur précédent salaire pendant un an (chez nous, 57 à 75% pendant deux ans, puis dégressif), puis touchent l’aide sociale (850 euros). Et ils sont contraints d’accepter les offres d’emploi, même moins payées.

- Temps des travail : Il varie selon les branches, et les entreprises allemandes disposent de nombreux outils pour le moduler : le compte épargne-temps, plus répandu que chez nous, et le chômage partiel (Kurz­arbeit), qui a concerné 1,5 million de salariés pendant la crise (250 000 seulement chez nous). Pratique…

De notre envoyée spéciale en Allemagne, Marie Charrel

Afficher le commentaire. Dernier par cecileduvieux le 22-03-2018 à 22h23 - Permalien - Partager