Aristote
Politique I, 3 - La chrématistique
§ 11.
Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement,
sans toutefois lui appartenir de la même façon: l'un est spécial à la chose,
l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou
à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui,
contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre
a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas
cependant avec son utilité propre; car elle n'avait point été faite pour
l'échange. J'en dirai autant de toutes les autres propriétés; l'échange, en
effet, peut s'appliquer à toutes, puisqu'il est né primitivement entre les
hommes de l'abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées
nécessaires à la vie.
§ 12.
Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de
l'acquisition naturelle. Dans l'origine, l'échange ne s'étendait pas au delà
des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première
association, celle de la famille. Pour qu'il se produise, il faut que déjà le
cercle de l'association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout
était commun; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle
s'établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents,
et dont on dut se faire part suivant le besoin. C'est encore là le seul genre
d'échange que connaissent bien des nations barbares; il ne va pas au delà du
troc des denrées indispensables; c'est, par exemple, du vin donné ou reçu pour
du blé; et ainsi du reste.
§ 13.
Ce genre d'échange est parfaitement naturel, et n'est point, à vrai dire, un
mode d'acquisition, puisqu'il n'a d'autre but que de pourvoir à la satisfaction
de nos besoins naturels. C'est là, cependant, qu'on peut trouver logiquement
l'origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se
transformèrent en se développant, par l'importation des objets dont on était
privé et l'exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit
l'usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de
transport difficile.
§ 14.
On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile
par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie; ce
fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre substance analogue, dont
on détermina d'abord la dimension et le poids, et qu'enfin, pour se délivrer
des embarras de continuels mesurages, on marqua d'une empreinte particulière,
signe de sa valeur.
§ 15.
Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la
vente, autre forme d'acquisition, excessivement simple dans l'origine, mais
perfectionnée bientôt par l'expérience, qui révéla, dans la circulation des
objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16.
Voilà comment il semble que la science de l'acquisition a surtout l'argent pour
objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de
multiplier les biens; car elle doit créer les biens et l'opulence. C'est qu'on
place souvent l’opulence dans l'abondance de l'argent, parce que c'est sur
l'argent que roulent l'acquisition et la vente; et cependant cet argent n'est
en lui-même qu'une chose absolument vaine, n'ayant de valeur que par la loi et
non par la nature, puisqu'un changement de convention parmi ceux qui en font
usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de
satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne
pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité? Et n'est-ce pas une
plaisante richesse que celle dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim?
C'est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or
tous les mets de sa table.
§ 17.
C'est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l'opulence et
la source de la richesse ne sont point ailleurs; et certes la richesse et l’acquisition
naturelles, objet de la science domestique, sont tout autre chose. Le commerce
produit des biens, non point d'une manière absolue, mais par le déplacement
d'objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c'est l'argent qui paraît surtout
préoccuper le commerce; car l'argent est l'élément et le but de ses échanges;
et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d'acquisition semble bien
réellement n'avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guéri -sons
à l'infini; comme elle, tous les arts placent dans, l'infini l'objet qu'ils
poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les
moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même
leur sert à tous de borne; bien loin de là, l'acquisition commerciale n'a pas
même pour fin le but qu'elle poursuit, puisque son but est précisément une
opulence et un enrichissement indéfinis.
§ 18.
Mais si l'art de cette richesse n'a pas de bornes, la science domestique en a,
parce que son objet est tout différent. Ainsi, l'on pourrait fort bien croire à
première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites.
Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire; tous les négociants
voient s'accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes
d'acquisition, employant le même fonds qu'elles recherchent toutes deux
également, quoique dans des vues bien diverses, l'une ayant un tout autre but
que l'accroissement indéfini de l'argent, qui est l'unique objet de l'autre,
cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique
avait aussi la même portée; et ils se persuadent fermement qu'il faut à tout
prix conserver ou augmenter à l'infini la somme d'argent qu'on possède.
§ 19.
Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans
songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n'ayant pas de bornes, on
est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n'en ont
pas davantage. Ceux-là mêmes qui s'attachent à vivre sagement recherchent aussi
des jouissances corporelles; et comme la propriété semble encore assurer ces
jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien; de là, naît
cette seconde branche d'acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument
besoin d'une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la
procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les
demande ailleurs; et Ton applique ses facultés à des usages que la nature ne
leur destinait pas.
§ 20.
Ainsi, faire de l'argent n'est pas l'objet du courage, qui ne doit nous donner
qu'une mâle assurance; ce n'est pas non plus l'objet de l'art militaire ni de
la médecine, qui doivent nous donner, l'un la victoire, l'autre la santé; et
cependant, on ne fait de toutes ces professions qu'une affaire d'argent, comme
si c'était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce
but.