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Philoprepa

Sem n°2 Posté le Mercredi 16 Décembre 2009 à 17h52

Extrait du livre Introduction à la philosophie réaliste , de Michel Ferrandi


Chapitre III

Le vivant

 

 

 

Le vivant tient une place particulière parmi les corps. Qu'une science particulière – la biologie – lui soit consacrée le manifeste suffisamment. De plus, le vivant possède des caractéristiques aux yeux de la science. Jacques Monod retient trois critères qui doivent être présents simultanément pour qu'un être puisse être qualifié de vivant. Le premier critère est la téléonomie, c'est-à-dire qu'un système vivant est toujours un être qui répond dans son ensemble ou dans chacune de ses parties à une fonction, donc à une fin. Le second est la morphogenèse autonome, c'est-à-dire que le processus de formation et de développement d'un être vivant est indépendant du milieu extérieur. La morphogenèse assure le développement jusqu'à la maturité, ainsi que l'autoréparation. Enfin l'invariance reproductive : le vivant se reproduit, ce que ne fait pas l'être inerte ; et la reproduction conserve les caractéristiques de l'espèce.

Qu'en est-il du point de vue philosophique ? Y a-t-il des caractéristiques philosophiques du vivant ?

1. Nature du vivant

1.1 Caractères distinctifs du vivant.

Le sens commun nous fait distinguer naturellement le vivant du non-vivant. C'est surtout au point de vue de l'activité que se manifeste radicalement la différence : se nourrir, croître, mourir, sentir, penser, se mouvoir localement, changer, et engendrer sont des activités propres aux vivants. Mais ces activités ne sont elles-mêmes que la conséquence d'une caractéristique plus fondamentale : l'organisation. Un végétal comprend des racines, une tige, des rameaux et des feuilles, autant de parties différentes en genre et qui concourent à la perfection de l'être total. Certes les parties du vivant sont elles-mêmes composées d'éléments qui sont les mêmes que ceux du monde inerte : les corps chimiques (eau, substances minérales, substances organiques). On retrouve aussi les molécules fondamentales (oxygène, carbone, hydrogène, azote…). Mais ces molécules se regroupent selon une organisation tout à fait originale : sous l'effet de l'ADN, elles forment la cellule. C'est au scientifique qu'il revient de percer le mystère de cette organisation.

Le philosophe, quant à lui, se contente de remarquer comme caractéristique, le mouvement. Le fait que les éléments pris au milieu ambiant soient transformés témoigne d'un mouvement intrinsèque. De même, le fait que l'organisme lui-même se renouvelle. Le mouvement du vivant apparaît donc comme intrinsèque. Le vivant se meut lui-même. Or se mouvoir soi-même, c'est être la cause de son mouvement, c'est donc être à la fois cause et effet. Mais on ne peut être les deux à la fois sous le même rapport. Le moteur ne peut pas être mû pour autant qu'il meut. Le mû ne peut être moteur pour autant qu'il est mû. Il est donc nécessaire qu'il existe dans le vivant des parties qui agissent les unes sur les autres et réciproquement, de façon à ce que l'ensemble soit sous des rapports différents moteur et mû (moteur par ses parties motrices, mû par ses parties mobiles). Le coeur meut le sang, mais le coeur en tant que muscle est mu par le sang. Ce n'est donc évidemment pas sous le même rapport que le coeur meut le sang, et que le sang meut le coeur. Ce sont des mouvements de genres différents, qui ne peuvent s'effectuer ensemble que parce que ces deux parties sont elles-mêmes de genres différents. Elles sont hétérogènes. Le corps vivant est ainsi un ensemble de parties hétérogènes agissant les unes sur les autres, et agissant dans l'ordre. Ceci fonde le fait que le vivant se meut lui-même. Ainsi la caractéristique de l'automouvement est fondée sur la composition de parties hétérogènes ordonnées entre elles, elle-même organisation caractéristique du vivant.

Le vivant est composé de parties fortement structurées, en particulier les organes. L'organe n'est pas un simple rouage comme dans une machine. L'organe est une matière structurée de l'intérieur, tellement organisé de l'intérieur qu'il en porte le nom. Sa forme lui est naturelle, alors que la forme de la roue ne sera qu'accidentelle pour le fer. D'autre part, son organisation correspond à une fin. L'oeil est organisé pour voir. Il est l'organe de la vision. De façon générale, tout organe est organisé pour une fonction dans le corps. Il est l'organe d'une fonction. L'organe est donc aussi l'organe d'une organisation plus vaste, celle du corps en son entier. Cet ordre et cette finalité présents dans l'intime de la matière, sont caractéristiques du vivant. Jamais la machine n'accède à ce niveau d'intimité dans l'ordre et l'organisation. Jamais le rouage ne sera structurellement organe. Ajoutons que la fonction dans le corps est la raison d'être de l'organe. Un oeil qui ne voit pas n'est plus vraiment un oeil.

Ainsi chaque organe, et même chaque partie du vivant, est intrinsèquement finalisée pour pouvoir interagir avec les autres parties, et cela en vue du bien du corps tout entier.

1.2 Définition du vivant

Les activités propres au vivant montrent que c'est de lui-même que le vivant agit, tandis que le non-vivant reçoit le mouvement de l'extérieur. On définit donc le vivant comme « un être qui se meut soi-même[1] ».

Il faut entendre ici par mouvement tout changement. On ne saurait se limiter au mouvement local. Il y a le mouvement de nutrition, de croissance, de sensation, d'appétit, etc.

Le mouvement appartient de façon remarquable au vivant. Ce n'est pas simplement un mouvement qui traverse la matière. C'est un mouvement assumé. Le vivant en est l'origine, le sujet et la fin. Une boule qui roule est traversée par le mouvement sans pouvoir se l'approprier, même si elle le conserve. La plante n'est pas seulement traversée par l'énergie de la lumière : elle se l'approprie. Chez le vivant, le mouvement physique, qui est simplement mécanique, est en quelque sorte assimilé par un changement qui va au-delà du simplement mécanique. Cela est encore plus vrai d'un mouvement dont le vivant est lui-même l'origine. La maîtrise du mouvement, l'orientation qui lui est donnée et qui le dépasse, cela montre que l'on n'a pas affaire à un mécanisme, mais à une animation. Par exemple, dans la digestion, il y a un effet chimique : l'action de l'acide sur l'aliment. Mais que cette transformation chimique soit utilisée pour le bien même du vivant, cela dépasse le mécanisme. « Qu'une substance individuelle s'étende elle-même ontologiquement en transformant d'autres substances en de nouvelles parties de soi-même, cela on ne le réalisera jamais artificiellement[2] ».

D'autre part se mouvoir soi-même ne signifie pas que le vivant est le principe absolu et inconditionnel de son mouvement. En effet, le mouvement vital est conditionné par des causes dont il dépend. Par exemple, l'arbre croît et porte des fruits, mais cet acte dépend aussi de l'environnement (terre, soleil). Tout seul, il ne peut passer à l'acte. Donc lorsqu'on dit que le vivant se meut lui-même, c'est au sens où le mouvement ne lui est pas communiqué mécaniquement du dehors, mais résulte, sous l'action des causes qui le rendent possible, du principe vital lui-même, c'est-à-dire de l'organisation même du vivant.

Le vivant est donc le principe du mouvement, mais il en est aussi le terme. En effet toutes les opérations vitales concourent à la propre perfection du vivant lui-même. Le vivant agit en vue de se parfaire lui-même. Cela s'exprime par le concept d'immanence : l'effet de l'action demeure dans l'agent, alors que dans l'action transitive l'effet passe à l'extérieur de l'agent.

1.3 Les degrés de la vie

On distingue dans la nature trois grands types de vivants : végétaux, animaux, hommes. D'où découlent trois degrés de vie : vie végétative, vie sensitive, vie intellective. Les degrés inférieurs se retrouvent aux degrés supérieurs.

Autant une nature est élevée, autant ce qui émane d'elle se trouve être plus intérieur. Pour les corps matériels, il n'y a émanation que sous l'influence d'un autre. Chez les végétaux, la graine émane de la plante, mais pour aboutir à un être distinct. Chez les animaux, le terme de l'émanation est immanent, puisque c'est l'image perçue par les sens, passant par l'imagination et conservée dans la mémoire. Mais il n'y a pas de réflexion. Enfin, avec l'homme, l'intelligence est réflexive. Cependant, l'intériorité humaine est limitée, puisque l'intelligence puise ses données premières à l'extérieur.

1.4 Le mécanisme, le vitalisme, le finalisme

Ce sont trois courants philosophiques principaux qui se partagent l'interprétation du vivant.

Le mécanisme professe que tout, dans un vivant, est réductible aux lois physico-chimiques, que tout s'explique mécaniquement. L'organisation du vivant n'est rien de plus qu'un mécanisme complexe. Empédocle expliquait la formation des vertèbres en disant que l'os du foetus, d'abord droit, est ensuite brisé par manque de place dans l'utérus. Descartes, en identifiant la substance à l'étendue, rejette la notion aristotélicienne de forme substantielle. Dès lors la substance, et donc le vivant, n'est plus susceptible que de changements mécaniques. C'est pour cela que Descartes assimile le vivant à une machine. Selon Darwin, les espèces évoluent sous le seul effet de causes antécédentes ou efficientes. Darwin dit que telle espèce est adaptée à son milieu non pas parce qu'elle a évolué pour cette fin, mais parce que sous l'effet de la variation du milieu et de la sélection naturelle, elle a évolué de telle sorte qu'elle s'est trouvée adaptée. Pour Darwin, l'adaptation est un résultat. La génétique moléculaire a aussi pris la voie du mécanisme. Avec la découverte de l'ADN par Watson et Crick en 1958, l'hérédité est expliquée par des mécanismes chimiques.

Selon le vitalisme, il existe en chaque individu vivant un « principe vital » distinct des propriétés physico-chimiques des corps (et de l'âme spirituelle chez l'homme), et gouvernant les phénomènes de la vie. Cette doctrine rencontre des difficultés : soit la vie ne peut être sans un support matériel, et le lien reste alors à expliquer ; soit la vie est séparée de la matière, elle est alors une substance immatérielle, c'est-à-dire de l'esprit, ce qui revient à conférer l'esprit à l'animal et au végétal. La doctrine vitaliste a cependant le mérite de souligner l'irréductibilité des phénomènes biologiques à des mécanismes.

On trouve enfin le finalisme. Selon Aristote, la cause finale est la cause des causes. Donc l'enchaînement des causes efficientes ne saurait suffire à expliquer les propriétés d'un vivant. Aristote donne un exemple pris au monde inerte : un lit. Le lit est un objet conçu pour qu'on puisse s'y étendre afin de se reposer. Secondairement, c'est une chose en bois, en métal… Ce qui fait son essence, c'est sa fin, et non les causes efficientes qui l'ont précédé. Il en est de même pour le vivant. Si un vivant a des yeux, c'est pour qu'il voie. Les yeux ne peuvent se réduire à un enchaînement de causes efficientes aveugles. Dès lors apparaît la nécessité de reconnaître une direction dans la nature. Le finalisme se définit alors comme une doctrine admettant, dans l'univers, des faits révélant une direction, notamment chez le vivant, mais pas seulement chez lui. Chez le vivant, la finalité est manifestée par le fait que l'activité a pour fin le développement, la conservation et la reproduction de l'organisme. Il s'agit d'une finalité immanente.

2. L'âme

2.1 Nature de l'âme

Comme tout corps, le corps vivant est un composé de matière et de forme. Le langage l'indique, le corps vivant est un corps ayant la vie. Ce n'est pas un effet de langage, mais c'est parce que l'esprit saisit spontanément la différence entre être un corps et être vivant, du fait même que tous les corps ne sont pas vivants. Dans le vivant, la vie est quelque chose que reçoit le corps. La vie est une forme. La vie suppose donc un sujet, un récepteur : le corps. Ainsi l'âme n'est pas le corps, mais ce par quoi le corps vivant vit. Et il manifeste que le corps a la vie de façon radicale : le corps en son entier est vivant. Il n'a pas la vie comme on a un accident, par exemple un vêtement. C'est toute la matière du corps qui est vivante. Par conséquent l'âme – ce qui anime, ce qui donne la vie au corps – n'est pas le corps lui-même, n'est pas non plus la matière, mais, par élimination, est la forme même du corps vivant. L'âme est la forme substantielle du corps vivant. Le cadavre le montre : privé de vie, le corps n'est déjà presque plus un corps. Il perd son unité, il est en voie de décomposition. Ainsi Aristote est fondé à donner cette définition précise : « l'âme est la forme d'un corps naturel ayant la vie en puissance ». Par cette formule, Aristote souligne bien que le corps est puissance par rapport à l'âme : il est comme la matière par rapport à la forme. Et pour insister sur cette présence substantielle et non accidentelle – sans pour autant que l'âme soit substance, ce qui sera le cas unique de l'homme –, Aristote ajoute que l'âme est substance comme forme, c'est-à-dire que c'est elle qui donne au corps d'être substance.

Distinguons bien l'âme de toute forme accidentelle. L'âme est forme substantielle, c'est-à-dire qu'elle fait être. Alors que la forme accidentelle fait être de telle ou telle sorte. Pas plus qu'on ne peut réduire l'être à un simple accident, pas plus on ne peut réduire l'âme à une forme accidentelle.

Il y a un autre sens de l'acte qui nous permet d'éclairer encore ce qu'est l'âme. L'acte ne renvoie pas qu'à l'être, il renvoie aussi à l'agir. Cela est capital pour le vivant puisqu'il se définit par sa capacité d'agir par lui-même. L'âme est ce qui le fait agir. De plus, l'agir – sentir, croître, penser, etc. – est tellement naturel qu'il ne peut être le fait que de ce qui nous fait être, c'est-à-dire de notre forme, de notre âme. C'est pourquoi l'agir est révélateur de ce qu'est l'âme. Mais bien évidemment, l'agir n'est pas permanent, il est effectif, il cesse, reprend, etc. L'illustration la plus forte en est l'alternance de la veille et du sommeil. Or quand nous dormons, nous ne cessons pas de vivre. L'âme est donc là comme principe d'activité et de repos.

On peut distinguer deux sortes d'actes. L'acte de celui qui possède la science sans l'exercer, et l'acte de l'exercice même de la science. L'exercice de la science est un acte second qui présuppose l'acte premier qu'est la possession de la science, laquelle n'en demeure pas moins en puissance et ordonnée à cet acte second. De façon générale, l'être est acte premier ordonné à cet acte second qu'est l'agir. L'âme est l'acte de la première sorte puisqu'elle est là dans le sommeil, c'est-à-dire quand nous n'exerçons pas nos facultés. De même que la science précède l'exercice de la science, de même l'âme précède l'activité. L'âme est donc acte premier du corps en ce sens qu'elle précède toute activité, qu'elle est là quand l'activité n'est pas là, et que toute activité viendra d'elle. L'âme est bien actualité première du corps vivant.

L'organisation elle-même relève de l'âme. Nous avons vu combien l'organisation était caractéristique du vivant. L'organisation signifie la diversité des organes. Cette diversité a pour fin de permettre des activités diverses. Plus les activités du vivant sont diverses, plus il faut d'organes divers et complexes. Là où la plante n'a besoin que d'une tige, la jambe a besoin de parties différentes qui permettent la mobilité. Cela est particulièrement manifeste chez les arthropodes, qui gardent encore quelque chose de l'apparence végétale. Ainsi la raison d'être de l'organisation consiste dans l'activité pour laquelle les organes sont faits. Cela manifeste la finalité. L'organe est tel en raison de sa fin. L'oeil est tel en raison de sa fin qui est de voir. Ainsi l'âme, en tant qu'elle est principe des activités du vivant, est aussi principe de l'organisation du vivant : elle se manifeste par la finalité qui traverse le corps, et qui est aussi ce qui fait la beauté du vivant. L'âme est donc bien « l'acte premier d'un corps naturel organisé », et organisé en vue de ses activités.

La comparaison avec un être artificiel est instructive. Aristote compare le vivant avec la hache. Ce qui fait la hache, c'est sa forme, c'est-à-dire son tranchant. Si la hache était naturelle, sa forme serait substantielle au lieu d'être accidentelle. Et si la hache était vivante, sa forme serait âme. Elle serait tranchante en vertu même d'un principe immanent d'organisation, et elle se mettrait à trancher le bois par elle-même. Mais la hache est un être artificiel. Son tranchant est un accident, et elle ne tranche qu'en étant mue par un autre, la main de l'homme. Lorsque la hache perd sa forme accidentelle – imaginons une hache de l'âge de fer retrouvée de nos jours –, il reste la substance, c'est-à-dire le fer. Alors que pour le vivant, il est impossible de séparer l'âme et la substance. Un corps mort n'est plus un corps. Il en est de même pour les parties du vivant. Un oeil qui ne voit plus n'est plus un oeil. Il est semblable à un oeil de verre.

Pour établir l'existence et la nature de l'âme, on peut aussi partir du fait de vivre. Les mouvements vitaux sont la nutrition, la croissance, la décroissance, la sensation, et l'intellection. Il est indéniable que tous les végétaux vivent. C'est dire qu'ils possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement de nutrition, de croissance et décroissance. Ce principe n'est pas la nature mais l'âme, car la nature ne meut pas vers des lieux contraires. Le feu se meut vers le haut ; la pierre est mue vers le bas. Or le végétal pousse à la fois vers le haut et vers le bas. C'est l'âme qui le meut ainsi, et non un mécanisme physique.

Remarquons que la nutrition est première parmi les activités, car la croissance et la poursuite de la vie en dépendent. Remarquons aussi que cette vie végétative ne dépend ni de la vie sensitive, ni de la vie intellective. De sorte que la vie végétative constitue un degré de vie. Remarquons enfin que si la vie végétative est séparable des degrés supérieurs de vie, en revanche le degré supérieur ne l'est pas de l'inférieur. S'il n'y a pas de nutrition, le vivant meurt, et il n'y a plus ni sensation ni intellection.

Vivre pour un animal, c'est d'abord sentir. La sensation – et non le mouvement local – est la caractéristique la plus générale du règne animal, puisque certains animaux comme l'huître ont la sensation mais pas le mouvement. Et le premier des sens est le toucher. Il est d'ailleurs séparable des autres sens puisque certains animaux n'ont que lui.

Enfin la vie existe sur le mode intellectif, ce qui renvoie aussi à l'âme, mais cette fois-ci une âme spirituelle.

2.2 L'âme et les facultés

Se demander de quelle manière l'âme est présente dans le corps, c'est aussi se demander de quelle manière est-elle dans les facultés. Y est-elle totalement, ou bien y a-t-il plusieurs âmes : l'âme végétative, l'âme sensitive, l'âme intellective ?

En ce qui concerne les plantes, on constate que les branches coupées, puis greffées ou plantées, poussent. Ce qui montre que l'âme est présente dans la partie, et elle y est présente comme un tout. De même en sectionnant certains animaux, nous voyons qu'ils continuent de vivre séparément. Ici chaque partie possède donc l'âme, et elle la possède avec ses attributs : sensibilité et ce qui l'accompagne (imagination, appétit, motricité). Ainsi, dans un organisme peu complexe, l'âme est présente avec toutes ses facultés. Cependant, chez les animaux plus complexes, certaines facultés comme la vue ou l'ouïe, ne sont pas présentes dans tout le corps, mais sont localisées dans l'oeil, l'oreille, etc. Le toucher est plus répandu dans le corps. Ainsi, dans un organisme complexe, l'âme anime une partie du corps proportionnellement à son activité. Elle est donc partout présente, mais pas avec toutes ses facultés.

Rappelons alors que l'âme est l'acte premier du corps organisé. L'âme est donc ce par quoi nous vivons. Cela inclut les activités végétatives, sensitives, intellectives. L'âme est ce par quoi nous croissons, sentons, etc. Elle est le principe premier de toutes ces activités. Les activités du vivant lui sont si naturelles qu'elles ne peuvent venir que de ce qui le constitue dans l'être : sa forme, son âme. C'est par la forme même de son corps qu'il se nourrit, sent ou pense. C'est pourquoi l'homme est fondé à dire : je mange, je vois, je pense… Dès lors, il ne peut pas plus y avoir plusieurs âmes dans le même être qu'il n'y a plusieurs êtres en lui. Ce qui le montre encore, c'est que les activités du vivant ne peuvent pas se dérouler conjointement. Sa sensation ne peut pas être concomitante avec la pensée. L'acte d'une faculté empêche celui d'une autre. C'est donc bien la même âme qui est au principe de chacun de ces actes.

Quant aux puissances de l'âme, que sont-elles et combien sont-elles ? Les puissances de l'âme correspondent à ses activités. Or quelles sont les activités de l'âme ? Il y a tout d'abord les activités qui consistent dans la conservation de l'existence. Comme les êtres inertes, les vivants ont l'être et le conservent, mais sur un mode plus parfait : alors que les êtres inertes sont engendrés et sont conservés par un principe extrinsèque, les êtres vivants sont engendrés par un principe intrinsèque présent dans la semence ou dans la cellule qui se divise, et sont conservés par un principe nutritif. Déjà là se vérifie la caractéristique du vivant : se mouvoir soi-même. Cette vie végétative qui est matérielle relève de l'âme. La première puissance de l'âme est donc la puissance végétative.

La seconde sorte d'activité consiste à s'ouvrir à d'autres êtres, à les devenir immatériellement. Ces activités immatérielles apparaissent avec l'animal. La sensation suppose une certaine immatérialité, car sentir, c'est recevoir la qualité sensible sans la matière. Cependant, ce n'est pas une activité parfaitement immatérielle puisqu'il y a un organe sensoriel, et que les qualités senties sont individuelles. Cette activité sensitive supposera dans l'âme une puissance sensitive. Pour l'activité intellective qui, elle, est parfaitement immatérielle, il faudra une puissance intellective.

Il faut doubler les puissances de connaissance de puissances appétitives. En effet, à toute forme suit une inclination, et de celle-ci suit une activité. Ainsi la forme sensible appelle l'appétit sensible, et la forme intelligible appelle l'appétit intellectuel. Il y a donc en tout cinq puissances de l'âme.

Remarquons qu'il y a une suite logique entre les puissances de l'âme. La puissance végétative, on l'a vu, permet de conserver l'être. La puissance sensitive ne peut pas exister sans la puissance végétative qui apparaît comme son fondement. Parmi les sens, le toucher est premier. Certains animaux n'ont que lui. Le toucher a un lien direct avec la vie végétative, car c'est grâce à lui que nous connaissons l'aliment. Remarquons aussi que la faim et la soif sont des appétits qui découlent du sens tactile. Ainsi le toucher est consécutif à la vie végétative. Les autres sens parfont la vie sensitive. Ensuite, il y a une consécution entre le principe sensitif et le principe moteur. La motricité n'a de raison d'être que pour un être capable de sensation qui trouvera en des lieux différents de quoi conserver son être et se parfaire. Au contraire, la plante, vivant non doué de motricité, trouve en le lieu où elle a germé tout ce qui lui est nécessaire pour se parfaire – si la terre est bonne. Enfin, la puissance intellective est consécutive à la vie sensitive.

2.3 Conséquences

La première conséquence est l'unité du vivant. De même qu'il y a unité substantielle de la matière et de la forme pour composer un corps, de même il y a unité substantielle de la matière et de l'âme pour composer un corps vivant. Cette union est immédiate et constitutive contrairement à ce qu'enseigne la thèse vitaliste. Et de même qu'il n'y a qu'un vivant, il n'y a qu'une âme. Ce sera important pour l'homme car la multiplicité et l'hétérogénéité des activités humaines – vie végétative, sensitive, intellective – peut laisser penser qu'il y a plusieurs âmes. D'après ce qui précède, il n'existe qu'une âme, qui devra assumer toutes les fonctions.

La seconde conséquence est que l'unité de l'âme, qui tient à l'unité du vivant, entraîne son indivision. Pas plus qu'on ne peut diviser le vivant en parties distinctes, on ne peut diviser l'âme en parties distinctes. Donc l'âme est partout présente dans le corps, et présente comme un tout. Cela ne veut pas dire que tout sera animé de la même façon : l'oeil n'est pas animé de la même façon que la main. Mais toutes ces activités diverses seront animées par l'âme.

En troisième lieu, l'âme est mortelle. Lors de la génération, l'âme surgit ou est éduite de la potentialité de la matière. Lorsque les conditions corporelles ne suffisent plus, l'âme retourne progressivement à la potentialité dont elle avait été tirée. Le cas de l'âme humaine demandera à être considéré à part.

Enfin, quant à la motion de l'âme sur le corps, elle ne peut être conçue comme l'action d'une cause efficiente. Selon Platon en effet, l'âme serait comme un pilote dans un navire. Il n'y aurait alors qu'un lien accidentel entre l'âme et le corps. La thèse platonicienne est fausse en raison de l'unité substantielle du vivant. C'est le vivant tout entier qui exerce une action. L'âme est donc le principe par lequel le vivant agit.

3. L'Evolution

3.1 Les théories scientifiques de l'Evolution

Les théories de l'évolution prennent racine dans l'anatomie comparée[3], et la paléontologie à la fin du XVIIIe siècle. On découvre alors que la vie avait évolué dans ses formes et espèces. Mais ce fait de l'Evolution a eu de multiples interprétations. Le Fixisme explique l'évolution des espèces vivantes par des renouvellements périodiques dus à des cataclysmes. Ainsi l'évolution vient de l'extérieur, non pas des espèces, qui restent fixes.

L'evolutionnisme scientifique interprète l'Evolution comme une descendance reliant tous les vivants par une filiation générale. Les savants cherchent alors à établir l'arbre généalogique de la Vie. On vit se développer différentes théories complémentaires, regroupées sous le terme de Transformisme, car l'évolution s'expliquerait par des transformations successives et graduelles. On trouve la théorie de l'adaptation au milieu » (Lamarck, 1744-1829), et surtout celle de la « sélection naturelle » (Darwin, 1809-1882).

Le lamarckisme donne l'explication suivante : lorsque des vivants changent de milieu et de climat, ils éprouvent des besoins nouveaux, qui entraînent de nouvelles activités. Ces besoins et ces activités deviennent des habitudes durables. Se développent alors les organes appropriés et les autres s'atrophient. De nouveaux organes peuvent être engendrés, d'autres disparaître : « la fonction crée l'organe ». Ce jeu de besoin se transmet par hérédité.

Darwin, quant à lui, subordonne le jeu des besoins et des habitudes à celui de la sélection naturelle. Au sein d'une même espèce, le nombre d'individus croît, ce qui entraîne une lutte pour la vie, et donc une sélection naturelle des plus aptes à vivre, c'est-à-dire de ceux qui présentent et transmettent à leurs descendants des variations (par rapport à l'espèce) utiles. Cette sélection naturelle entraîne la disparition des formes inférieures et produit de nouvelles espèces.

3.2 Les théories philosophiques de l'Evolution

La théorie de l'Evolution fut exploitée dans le sens d'un matérialisme, ne voyant en l'homme qu'un primate plus évolué que les autres, et en l'intelligence qu'un produit évolué de la matière.

Le XXe siècle a réagi avec l'idée d'une « Evolution créatrice » (Bergson, 1859-1941). Le thème central de l'Evolution créatrice » est l'élan vital. Cette notion suppose le transformisme et s'oppose au mécanisme et au finalisme. Les espèces évoluent, c'est un fait. Le mécanisme et le finalisme sont incapables d'expliquer cette évolution, car tous deux supposent que tout est donné (le mécanisme considère que tout l'avenir est contenu dans le passé et inversement pour le finalisme). Or la vie est « une imprévisible création de formes », « un immense courant de conscience », « une force spirituelle qui tire d'elle-même plus qu'elle ne contient ». Elle est donc un pur élan. Mais elle rencontre la matière avec laquelle elle lutte, ce qui produit les ramifications de la vie végétale, animale et humaine qui sont « trois directions divergentes d'une activité qui s'est scindée en grandissant ».

On peut considérer aussi comme un essai de réaction l'oeuvre de Teilhard de Chardin, centrée sur une spiritualisation de la matière.

3.3 Appréciation de la théorie philosophique de l'Evolution

Le mécanisme ne voit dans le vivant qu'une machine résultant d'interactions physico-chimiques, ignorant tout du finalisme. Le vitalisme explique le vivant en ayant recours à une « force vitale », extérieure à la matière, et dissocie la matière et la vie. Le darwinisme explique l'Evolution par la sélection naturelle. Certes celle-ci intervient dans l'Evolution, mais de façon limitée : elle n'a pas pour effet de parfaire l'espèce, mais de faire durer un état physiologique moyen. Et puis elle ne suffit pas à expliquer le perfectionnement d'organes complexes comme l'oeil.

Comment devons-nous donc comprendre philosophiquement l'Evolution[4]? Il faut distinguer deux problèmes, celui de l'évolution des espèces et celui de l'apparition de l'homme au sein d'une espèce issue de l'évolution. Il est bien évident que l'âme humaine, si elle est de nature spirituelle, ne peut pas provenir de la matière, ni donc de l'évolution. Mais il est bien évident aussi que l'évolution est un fait dont on ne peut nier l'existence.

Pour éclairer le problème, il convient de réfléchir à la hiérarchie que l'on constate dans les degrés de vie. Nous voyons que la matière tend vers le degré supérieur. La matière tend vers l'élément, l'élément vers le mixte, le mixte vers le végétatif, le végétatif vers le sensitif, le sensitif vers l'intellectif. Cette tendantialité est présente et active dans la génération substantielle. Elle est fondée sur la tendance en chaque être vers la ressemblance divine. Cela constitue une aspiration transnaturelle.

Qu'en résulte-t-il pour l'évolution des espèces ? Nous savons que telle espèce nouvelle apparaît à partir d'une lignée, que l'évolution peut passer par des paliers progressifs jusqu'à ce que cette espèce se stabilise, et qu'une fois stabilisée, cette espèce se perpétue. Comment s'effectue cette évolution ? Il est évident qu'elle passe par la génération. Or, depuis la conception jusqu'à la naissance, l'embryon se forme en suivant des étapes, notamment le passage de la vie végétative à la vie sensitive. Cette évolution est placée sous la causalité de la vertu générative. Il est évident que la seule vertu générative ne peut pas produire une évolution. Un animal de telle espèce engendre un animal de même espèce. Il faut donc que Dieu lui-même soit la cause de l'évolution, puisque les géniteurs ne peuvent pas engendrer plus que ce qu'ils sont. Mais il faut tenir compte de ce que la matière tend vers des formes supérieures. Il y a donc dans l'embryon une participation à l'évolution. Cette participation consiste en un véritable dynamisme de la nature qui n'agit cependant que sous l'activation divine surélévatrice, à la différence du dynamisme de la nature qui oeuvre dans la formation de l'embryon. Ces deux causalités – celle de Dieu et celle de la nature – font que l'embryon passe d'une vie végétative à une vie sensitive plus évoluée que celle de ses géniteurs.

En ce qui concerne l'homme, qu'en est-il ? Pour que le primate qui a précédé l'homme puisse recevoir l'esprit, il fallait que son corps et sa forme soient aptes à cela. Autrement dit, ce primate supérieur était issu d'une évolution qui le rendait apte à recevoir l'âme spirituelle. Ce primate supérieur avait certainement un psychisme très développé par rapport aux autres animaux, mais il n'était qu'un animal. Il devient homme par création d'une âme spirituelle en lui. Cependant l'évolution ne permet pas de rendre raison de l'existence d'un primate supérieur apte à l'âme spirituelle. Parce qu'il est impossible à la matière de se faire esprit, il faut que le corps soit exceptionnellement disposé, afin de recevoir l'âme spirituelle. Il faut même que la vie végétative et sensitive de ce préhomme soient déjà virtuellement humaines sous l'effet d'une causalité spéciale de Dieu.


Michel Ferrandi




[1] Saint Thomas, Somme Théologique, q.18, a.1.

[2] Maritain, Oeuvres Complètes, vol. VI, p.994

[3] Elle est fondée par Cuvier (1769-1832).

[4] Cf. Maritain, Approches sans entraves, II, chap. VI, Oeuv. Comp., vol. XIII.

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