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EC1n°31-Kierkegaard-Abstraction Posté le Jeudi 1 Avril 2010 à 15h24

Insuffisance de l'abstraction [2]

La langue de l'abstraction ne mentionne, à vrai dire, jamais ce qui constitue la difficulté de l'existence et de l'existant, et elle en donne encore moins l'explication. Justement parce quelle est sub specie æterni [sous le point de vue de l'éternité], la pensée abstraite ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre à l'existence et de la misère que connaît l'existant du fait qu'il est une synthèse d'éternel et de temporel, plongée dans l'existence. Si l'on admet maintenant que la pensée abstraite est ce qu'il y a de plus élevé, il en résulte que la science et les penseurs délaissent fièrement l'existence et qu'ils nous laissent à nous autres, hommes, le pire à digérer. Et même, il en résulte encore autre chose pour le penseur abstrait lui-même : comme il est pourtant lui aussi un existant, il doit être en quelque façon un distrait.

L'insuffisance de l'abstraction éclate justement dans toutes les questions qui concernent l'existence ; elle commence par écarter la difficulté en l'omettant, puis elle se vante de tout expliquer. Elle explique l'immortalité en général et tout va à merveille, car l'immortalité devient identique à l'éternité, celle qui est essentiellement le medium, le milieu de la pensée. Mais quant à savoir si un existant particulier est immortel, ce qui est bien la difficulté, l'abstraction n'en a cure. Elle est désintéressée, mais la difficulté de l'existence est ce qui intéresse l'existant, infiniment intéressé à exister. La pensée abstraite m'aide ainsi, touchant mon immortalité, en me tuant comme individu ayant une existence particulière pour me rendre alors immortel ; elle me secourt à peu près à la façon du médecin de Holberg, dans la Chambre de l'accouchée, dont la drogue tua le malade, mais chassa aussi la fièvre. Quand donc on regarde un penseur abstrait qui ne veut pas clairement reconnaître et avouer le rapport de sa pensée abstraite avec sa propre existence, il a beau être un esprit remarquable, il n'en produit pas moins une impression comique : il est en train de cesser d'être un homme. Tandis qu'un homme réel, synthèse d'infini et de fini, trouve justement sa réalité dans la sauvegarde de cette synthèse et est infiniment intéresse à exister, un pareil penseur abstrait a une double nature : il est un être imaginaire vivant dans l'être pur de l'abstraction, et parfois une triste figure de professeur dont le moi abstrait se défait comme on dépose sa canne. Quand on lit la biographie d'un pareil penseur (dont les ouvrages peuvent être remarquables), on frémit parfois en songeant à la condition humaine. Les admirables travaux d'une brodeuse n'empêchent point de songer à son triste destin ; de même il est comique de voir un penseur qui, malgré ses airs de matamore, a une existence personnelle de jocrisse ; marié, il ne connaît ou n'éprouve guère la puissance de l'amour ; son union est aussi impersonnelle que sa pensée ; sa vie personnelle est dénuée de pathos et de luttes passionnées et, en vrai philistin, il n'a d'autre souci que de chercher l'université la plus généreuse. On croirait impossible pareil désaccord avec la pensée, uniquement propre, semble-t-il à la misère du monde extérieur où l'un peine en esclave pour un autre, et où l'on n'admire pas sans tristesse les travaux de la brodeuse.

Post-scriptum aux miettes philosophiques

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