8. Ce que je sais, de toute la
certitude de la conscience, Seigneur, c’est que je vous aime. Vous avez percé
mon coeur de votre parole, et à l’instant je vous aimai. Le ciel et la terre et
tout ce qu’ils contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts qu’il
faut que je vous aime? Et ils ne cessent de le dire aux hommes, « afin qu’ils
demeurent sans excuse ( Rom. I, 20). » Mais le langage de votre miséricorde est
plus intérieur en celui dont vous daignez avoir pitié, et à qui il vous plaît
de faire grâce (Ibid, IX ; 15); autrement le ciel et la terre racontent vos
louanges à des sourds.
Qu’aimé-je donc en vous aimant?
Ce n’est point la beauté selon l’étendue, ni la gloire selon le temps, ni
l’éclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélodies du chant, ni
la suave odeur des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni les
délices de la volupté.
Ce n’est pas là ce que j’aime en
aimant mon Dieu, et pourtant j’aime une lumière, une mélodie, une odeur, un
aliment, une volupté, en aimant mon Dieu; cette lumière, cette mélodie, cette
odeur, cet aliment, cette volupté, suivant l’homme intérieur; lumière,
harmonie, senteur, saveur, amour de l’âme, qui défient les limites de
l’étendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la
faim, et le dégoût de la jouissance, Voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu.
9. Et qu’est-ce enfin? J’ai
interrogé la terre, et elle m’a dit: « Ce n’est pas moi. » Et tout ce qu’elle
porte m’a fait même aveu. J’ai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres
animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu: « Nous ne sommes pas ton
Dieu; cherche au-dessus de nous. » J’ai interrogé les vents, et l’air avec ses
habitants m’a dit de toutes parts: « Anaximène se trompe; je ne suis pas Dieu.
» J’interroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent: «
Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches. » Et je dis enfin à tous les
objets qui se pressent aux portes de mes sens: « Parlez-moi de mon Dieu,
puisque vous ne l’êtes pas; dites-moi de lui quelque chose. » Et ils me crient
d’une voix éclatante: « C’est lui qui nous a faits ( Ps. XCIX, 3). »
La voix seule de mon désir interrogeait
les créatures, et leur seule beauté était leur réponse. Et je me retournai vers
moi-même, et je me suis dit : Et toi, qu’es-tu? Et j’ai répondu:
« Homme. » Et deux êtres sont
sous mon obéissance; l’un extérieur, le corps; l’autre en moi et caché, l’âme.
Auquel devais-je plutôt demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le
voile de mon corps, depuis la terre jusqu’au ciel, aussi loin que je puisse
lancer en émissaires les rayons de mes yeux? (454)
Il valait mieux consulter l’être
intérieur, car tous les envoyés des corps s’adressaient au tribunal de ce juge
secret des réponses du ciel et de la terre et des créatures qui s’écriaient
Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. L’homme intérieur se sert de l’autre
comme instrument de sa connaissance externe; moi, cet homme intérieur, moi
esprit, j’ai cette connaissance par le sens corporel. J’ai demandé mon Dieu à
l’univers, et il m’a répondu : Je ne suis pas Dieu, je suis son oeuvre.
10. Mais l’univers n’offre-t-il
pas même apparence à quiconque jouit de l’intégrité de ses sens? Pourquoi donc
ne tient-il pas à tous même langage? Animaux grands et petits le voient, sans
pouvoir l’interroger, en l’absence d’une raison maîtresse qui préside aux
rapports des sens. Les hommes ont ce pouvoir afin que les grandeurs invisibles
de Dieu soient aperçues par l’intelligence de ses ouvrages ( Rom. I, 20). Mais
ils cèdent à l’amour des créatures; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent
plus être leurs juges.
Et elles ne répondent qu’à ceux
qui les interrogent comme juges; et ce n’est point que leur langage, ou plutôt
leur nature, varie, si l’un ne fait que voir, si l’autre, en voyant, interroge;
mais dans leur apparente constance, muettes pour celui-ci, elles parlent à
celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais elles ne sont entendues que des
hommes qui confrontent ces dispositions sensibles avec le témoignage intérieur
de la vérité. Car la Vérité me dit : Ton Dieu n’est ni le ciel, ni la terre, ni
tout autre corps. Et leur nature même dit aux yeux: Toute grandeur corporelle
est moindre en sa partie qu’en son tout. Et tu es supérieure à tout cela; c’est
à toi que je parle, ô mon âme, puisque tu donnes à ton corps cette vie
végétative, que nul corps ne donne à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de
la vie.
38. Je vous ai aimée tard, beauté
si ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi! vous étiez
au dedans, moi au dehors de moi-même; et c’est au dehors que je vous cherchais;
et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec
moi, et je n’étais pas avec vous; retenu loin de vous par tout ce qui, sans
vous, ne serait que néant. Vous m’appelez, et voilà que votre cri force la
surdité de mon oreille; votre splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement;
votre parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour vous; je vous ai
goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif; vous m’avez touché, et je brûle
du désir de votre paix.