
				LE MONDE daté du 28 février 2014 
Les pieds en France, la tête à  Damas
Ils sont quelques centaines de Syriens à avoir trouvé refuge en  France. Alors que s'enlisent les négociations de paix à Genève, ces exilés  vivent par procuration le quotidien, chaque jour plus dur, de leurs proches dans  un pays en guerre 
Mohammad n'avait jamais manié poêles et casseroles  avant d'arriver en France, il y a six mois. A 24 ans, ce Syrien, ancien étudiant  en médecine, avoue qu'il s'était jusque-là laissé porter par la bienveillance  maternelle. Désormais, le matin, quand il ne se rend pas à l'Office français de  protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour le suivi de sa demande  d'asile, il va faire ses courses à Leader Price. Par Skype, sa mère lui a appris  à cuisiner un poulet mlouhkieh. Et quand il oublie une étape, il la rappelle, à  Damas, où elle n'a plus l'occasion ni les moyens de préparer ce riz au poulet. "  Avant la guerre, avec 20 000 livres - 300 euros - , on tenait pendant un mois à  quatre, explique Mohammad. Aujourd'hui, mes parents vivent dix jours tous les  deux avec la même somme. Et encore, ils sont dans la meilleure situation  possible en Syrie : dans la capitale, dans un quartier tenu par le régime.  "
Le jeune homme, chemise violette et gourmette épaisse, habite, avec  deux autres exilés syriens, le rez-de-chaussée d'une petite maison à Montreuil,  en banlieue parisienne. Par solidarité, un peintre compatriote, en France depuis  dix ans, les héberge. Les rideaux sont fermés, il est 16 heures, tous les quatre  grignotent des quartiers de pomme, des dattes, du roquefort, du pain pita. Ils  mangent mal, dorment mal, vivent mal.
Plus de 2,5 millions de Syriens  auraient déjà fui leur pays, selon l'ONU. Difficile de savoir combien sont  arrivés en France. L'Ofpra a reçu 637 demandes d'asile en 2012, le double en  2013. Presque toutes ont été accordées. François Hollande s'est, de son côté,  engagé à accueillir 500 personnes supplémentaires en 2014. Une goutte d'eau. En  comparaison, ils seraient déjà plus de 10 000 à avoir gagné la Suède, près de 20  000 l'Allemagne.
Arrivés par choix ou par hasard, les Syriens exilés en  France vivotent dans des chambres de bonne ou des foyers d'insertion. Partout,  le conflit en Syrie reste présent. Car malgré les coupures d'électricité, les  combats et les bombardements, leurs proches parviennent à utiliser générateurs  et paraboles pour communiquer. " Souvent, quand je parle avec mes parents,  j'entends des explosions, poursuit Mohammad. Et, dès que je vois sur Facebook  qu'il y a eu une attaque à Damas, je les rappelle. "
L'ex-étudiant en  chirurgie est en contact quotidien avec eux. Il sait si sa mère a pu donner son  cours d'anglais, si son père, ingénieur à la retraite, a trouvé de l'essence  pour la voiture. Il sait aussi qu'ils doivent toujours être de retour à la  maison avant 18 heures. L'heure où lui termine ses deux heures de cours de  français quotidiennes. " Mes parents essayent de vivre, ils veulent rester..  C'est mieux qu'être à la rue ailleurs, disent-ils. " Lui s'est enfui après avoir  été torturé à l'électricité à la fin 2011 pour avoir organisé des manifestations  à l'université et critiqué le régime sur les réseaux sociaux. Passé par  l'Egypte, il a obtenu un visa à l'ambassade de France au Caire. Aujourd'hui, il  hésite à recommencer sa vie ici : il progresse en français, mais rêve de Suède.  " J'ai lu sur Internet qu'il était plus facile d'y avoir le statut de réfugié.  "
Pris dans un système d'asile essoufflé, les Syriens exilés sont déçus  par l'accueil de la France. Délais et démarches leur semblent s'éterniser, même  si l'Ofpra s'est engagé à traiter leurs demandes en priorité. Pendant plusieurs  mois, ils dépendent d'une débrouille communautaire et associative ainsi que  d'une allocation de 11,35 euros par jour s'ils ont demandé l'asile. Les premiers  d'entre eux, arrivés après le début de la révolution, à l'été 2011, étaient  souvent en relation avec l'ambassade de France à Damas. Un an plus tard, les  associations d'aide aux réfugiés ont vu converger des activistes, des médecins.  D'abord des hommes seuls, puis des familles, fuyant la guerre et sa  misère.
Sami Al-Kurdi a atterri à Charles-de-Gaulle en octobre 2013 avec  sa femme et ses trois enfants. Ensemble, ils logent aujourd'hui à Caen, dans un  foyer d'insertion. A son arrivée, le petit homme brun avait un seul numéro de  téléphone : celui d'un ami d'ami installé dans cette ville de Normandie. Les  enfants sont désormais inscrits à l'école et ne sursautent plus au moindre  bruit. Sa femme, Yamama, est enceinte, et lui a commencé à remplir les papiers  pour obtenir le statut de réfugié.
Pourtant, dans le petit salon, au  sous-sol du foyer, Sami ne cache pas qu'il souffre. L'homme de 37 ans raconte  avec un débit haletant qu'il a été lieutenant-colonel dans l'armée de Bachar  Al-Assad, qu'il a déserté le 26 février 2012, qu'il est devenu porte-parole de  l'Armée syrienne libre à Homs. L'horreur au quotidien, le sang, les membres  déchiquetés, les bombardements aveugles, la hantise d'avoir un jour dans les  bras le corps inerte de l'un de ses enfants, la peur de l'armée loyaliste qui le  cherche, et si peu à manger, de la mauvaise eau tirée des puits… Il a pris la  décision de fuir avec femme et enfants. Au Liban d'abord, qu'il quitte au bout  de quelques mois pour la France car il ne s'y sentait pas en  sécurité.
Depuis, son corps est ici, sa tête en Syrie. Ses beaux-frères  ont été tués après sa désertion, mais ses parents et ses sœurs sont encore à  Homs. Il ne leur parle pas beaucoup mais parvient à communiquer régulièrement  sur Facebook. " A Homs, chaque jour la vie se dégrade : pas de nourriture, pas  de chauffage, pas de travail, pas d'école, égrène Sami, en se triturant les  doigts. Les gens vivent dans les sous-sols. Il n'y a ni jour ni nuit, les  bombardements commencent avec le coucher du soleil. Si tu dors une heure par-ci,  une par-là, c'est bien. " De la trêve humanitaire négociée à Genève qui a permis  à 1 150 personnes de sortir d'Homs, sa famille sur place n'a rien vu. Lui  affirme que, pendant les négociations, le régime bombardait la ville. Et il  continue de poster sur les réseaux sociaux des photos d'enfants ensanglantés et  des appels à l'aide dans son anglais vacillant.
Sami Al-Kurdi n'est que  l'ombre de lui-même. Hanté par la mort de ceux qu'il a connus. Par la  déliquescence de son pays aussi. Entré dans l'armée pour " défendre son peuple  ", vingt ans plus tard, l'ex-soldat est écœuré par ce régime qui, analyse-t-il,  a organisé une guerre confessionnelle, armé des alaouites, perpétré des  massacres de sunnites – dont il est. " Savez-vous que l'on trouve presque tout  dans les zones tenues par le régime ?, s'indigne-t-il. Ils nous ont tout volé,  chez moi, chez mes sœurs et dans les zones assiégées ! Le régime fait passer un  message : vous mourrez de faim, c'est le prix à payer si vous n'êtes pas de  notre côté. "
" Même si c'est dur d'être pacifiste aujourd'hui ", Yaser  Jamous tient à l'affirmer. Il veut que l'on se souvienne des débuts de la  révolution qui réclamait, sans armes, liberté et dignité. Yaser, 26 ans, vit  avec son frère Mohamed, plus jeune de quelques mois, dans une chambre sous les  toits de Paris. Ils sont arrivés en France en mars 2013 – le reste de leur  famille a émigré en Suède récemment. Yaser Jamous ne cesse de dénoncer une  fascination morbide des médias pour le conflit. " Tous les Syriens ne sont pas  des combattants, je ne connais personne qui a pris les armes. Dans les journaux  et à la télé, poursuit-il, on ne parle que des gens qui se battent. Et les  familles, et les enfants ? "
Yaser et son frère se démènent pour faire  connaître le quotidien de leurs compatriotes et expliquer le conflit qui ravage  leur pays. Les deux frères sont rappeurs. En 2007, ils ont fondé un groupe,  Refugees of Rap, à Yarmouk, le quartier palestinien de Damas où ils vivaient –  aujourd'hui détruit. Yaser explique, ses larges sourcils froncés, que quitter la  Syrie fut le résultat d'une très longue réflexion. Comment écrire des chansons  sur l'ordinaire des Syriens sans être à leurs côtés ? Comment dénoncer, comme  ils le faisaient depuis des années, l'état du pays sans vivre sur place ? "  Mais, en restant, que faisait-on pour la Syrie ? En partant, on pouvait délivrer  un message ", se persuade Yaser. Même s'il avoue parfois culpabiliser d'être  ici. Au chaud.
Les frères Jamous ont terminé d'écrire leur prochain  album et cherchent un producteur. Ils ont entamé une petite tournée en Europe,  dans des salles mais aussi des lycées et des universités. Ils ont donné une  vingtaine de concerts en France, en Suède et au Danemark. A chaque fois, Yaser  et Mohamed prennent soin de traduire leurs textes. " Je suis un citoyen pris  dans un siège/Mon corps s'habitue à des choses que je n'aurais jamais  imaginées/Des feuilles, du pain de lentilles, de la viande de chien et de  chat/Mes dents sont devenues des pierres qui s'effritent ", dit Yarmuk Siege,  leur dernier morceau.
Ils nourrissent leurs textes des messages qu'ils  reçoivent chaque jour de leurs fans en Syrie. Yaser décrit avec émotion le mail  de cette jeune femme d'Alep qui leur raconte que sa vie est focalisée sur la  façon dont elle va mourir, bombardement ou baril bourré de TNT balancé d'un  hélicoptère ; il y a aussi la vidéo de cet enfant qui avait participé à un de  leurs ateliers à Yarmouk et rappe un petit texte où il crie sa faim, depuis plus  de cent jours sans pain.
Et que dire de cet ami qui lui montre sur Skype  son déjeuner : des feuilles d'arbre, et ajoute avec un drôle de sourire qu'il  n'y a même plus de chats et de chiens à manger dans le quartier. " Notre studio  d'enregistrement, détruit il y a des mois, s'appelait The Voice of People,  soupire Yaser, d'ici, on essaye de continuer à l'être. " 
Élisa  Mignot