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Mohammed Arkoun l’humaniste Posté le Vendredi 26 Septembre 2014 à 22h13

LE MONDE DES LIVRES | 25.09.2014 à 10h24

par Rachid Benzine, islamologue
L’islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010, photo) était l’un des plus brillants intellectuels arabes de sa génération. Sa fille lui rend hommage dans un livre, ainsi que L’Institut du monde arabe, à Paris, le 30 septembre. L’islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010, photo) était l’un des plus brillants intellectuels arabes de sa génération. Sa fille lui rend hommage dans un livre, ainsi que L’Institut du monde arabe, à Paris, le 30 septembre. | DR

Lorsque, voilà quatre ans, meurt à Paris le professeur Mohammed Arkoun, à l’âge de 82 ans, il est devenu un quasi-inconnu pour ses deux enfants. Une séparation douloureuse avec leur mère, une existence consacrée d’abord à la vie des idées, une nouvelle épouse depuis quinze ans, ont fait que les liens se sont considérablement distendus. Dans les dernières semaines passées au sein d’un établissement de soins palliatifs, sa fille Sylvie, alors presque quinquagénaire, est cependant arrivée à partager quelques forts mais trop brefs moments d’intimité avec son père, où les mots de l’amour ont pu se dire et se traduire en gestes. Prises en charge par le roi Mohammed VI, les funérailles au Maroc de l’intellectuel franco-algérien paraissent néanmoins ­voler à la fille son père à peine ­retrouvé. Dès lors, celle-ci va ­conduire une quête acharnée de cet homme, connu à travers le monde comme un des plus brillants intellectuels arabes de sa génération, mais dont la vie et la personnalité ont échappé aux siens. Livre inattendu, Les Vies de Mohammed Arkoun est le résultat plutôt heureux de cette aventure.

Sylvie Arkoun n’a pas eu la prétention d’écrire une biographie de son père et encore moins une ­présentation de sa pensée. Mais en ayant su retrouver, pour les interroger, un certain nombre de personnages-clés de l’histoire de l’éminent islamologue, qui fut longtemps professeur à la Sorbonne (en particulier son frère ­cadet Ameur, son ancien condisciple Ali Merad, ou encore l’historien Mohammed Harbi), Sylvie Arkoun est parvenue à éclairer plusieurs grands moments de la vie de ce penseur resté très discret sur lui-même. En la lisant, on apprend comment il a traversé, en France, la guerre d’Algérie, tiraillé entre ses convictions indépendantistes et son amour pour la culture française. On perçoit mieux la complexité de son rapport à l’Algérie, laquelle n’a pas su le reconnaître, alors qu’il pouvait s’exprimer librement à Tunis et à Rabat. On redécouvre son lien fort, indestructible, avec sa Kabylie natale, d’où il était devenu pourtant si absent et qu’il a vue pour la dernière fois en 1991.

Chaque chapitre du livre est prolongé par la publication d’une des nombreuses lettres que Mohammed Arkoun a adressées, au cours d’une amitié de plus de cinquante ans, au Père Maurice Borrmans, figure incontournable du dialogue islamo-chrétien. Signées ­souvent, en arabe, « le misérable serviteur », ces lettres sont précieuses. Cependant, par la place qui leur est donnée, elles peuvent entraîner une compréhension déséquilibrée de la pensée du fon­dateur de la discipline de l’islamologie appliquée, en braquant trop le projecteur sur les liens entre­tenus par l’intellectuel avec le ­christianisme.

 

INTERROGER LE CORAN

A l’heure où le monde entier, la France et le Maghreb de manière particulière, se sent menacé par le surgissement, en Syrie et en Irak, du « califat » d’Al-Baghdadi, la voix de Mohammed Arkoun nous manque pour mieux comprendre ce qui se passe et y faire face. Toute sa vie de penseur, cet agrégé d’arabe et docteur en histoire l’a consacrée à mettre au jour « l’impensé » et « l’impensable », à combattre « les ignorances institutionnellement organisées » et à dénoncer l’instrumentalisation de la religion par ceux – Etats et mouvements fondamentalistes – qui en font un outil de domination des peuples. Constatant et montrant que les religions ont joué et continuent de jouer un rôle prépondérant dans le développement et le contrôle du sens des cultures, il a voulu les soumettre à une enquête « déconstructive », puisant pour cela dans toutes les sciences humaines actuellement disponibles.

Pour mieux connaître l’islam et comprendre ses évolutions, il a eu le souci de déplacer celui-ci de son cadre étroitement religieux vers une anthropologie plus large. Prenant à contre-pied l’esprit apologétique qui domine les discours des musulmans sur leur culture et sur leur religion, Mohammed Arkoun a interrogé le Coran comme personne d’autre avant lui, s’évertuant à dévoiler les ­présupposés structuraux de « la raison coranique » et décryptant les procédures d’écriture non ­visibles du « discours coranique ».

Exigeant à l’égard des musulmans, l’universitaire franco-algérien l’a été tout autant avec les lieux de pouvoir et de savoir de la République française, demandant à la raison laïque de s’expliquer sur sa politique à l’égard de l’instance religieuse comme lieu de production de l’existence humaine. Durant trente ans, Mohammed Arkoun n’a pas cessé de réclamer aux plus hautes autorités de l’Etat la création d’un Institut national d’études scientifiques de l’islam, pour sortir la deuxième religion de l’Hexagone de son état de « régression tragique ». Une conception étriquée de la laïcité a fait échec à ce projet auquel François Mitterrand s’était montré favorable. Aujourd’hui où plusieurs centaines de « Franco-Maghrébins » se retrouvent dans les rangs de l’armée du « calife » de l’Etat islamique en Irak et au Levant, il serait temps de donner une suite concrète à cette interpellation d’un de nos plus grands humanistes.

 

Lire : Mohammed Arkoun, islamologue

Les Vies de Mohammed Arkoun, de Sylvie Arkoun, PUF, 464 p., 23 €. Rendez-vous. L’Institut du monde arabe, à Paris, organise une soirée spéciale Mohammed Arkoun le mardi 30 septembre à 19 heures. www.imarabe.org



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