Blog créé grâce à Iblogyou. Créer un blog gratuitement en moins de 5 minutes.

rencontres islamo-chrétiennes

l'entreconnaissance

Un nihilisme générationnel Posté le Samedi 27 Septembre 2014 à 23h20

Un nihilisme générationnel

La France accorde bien trop d'importance à l'" Etat islamique ".

Et peut, grâce aux familles, enrayer le djihadisme des jeunes

Alors que des associations musulmanes se mobilisent contre la réduction de l'islam au djihadisme et que la France s'engage davantage dans la coalition, le politologue et spécialiste de l'islam Olivier Roy dresse un bilan critique de la stratégie choisie par le gouvernement français et donne quelques pistes pour éviter qu'une partie de la jeunesse ne rejoigne le terrorisme.

L'assassinat d'Hervé Gourdel est-il une déclaration de guerre de l'" Etat islamique " (EI) à la France ?

La déclaration de guerre a été le bombardement très médiatisé des Mirage français sur les positions de l'EI. A partir de là, on est effectivement en guerre. Mais l'erreur de communication a été de mettre l'EI sur le même plan qu'un Etat, l'Etat français, et donc de lui accorder une importance qu'il n'a pas. On est tombé ici dans la propagande de l'EI, qui est du même type que celle d'Al-Qaida : se présenter comme une alternative mondiale à l'Occident. Aucune leçon n'a été tirée de treize ans de lutte contre Al-Qaida.

Pourquoi le choix de la décapitation ?

Parce qu'il faut créer un effet de terreur visuel qui puisse passer en boucle sur Internet. La mise en scène n'a rien d'islamique : elle rappelle le " procès " d'Aldo Moro fait par les Brigades rouges italiennes en 1978. La décapitation est aussi un cliché de films ou de séries – qu'on pense à la série " Highlander " par exemple. Il faut frapper les imaginations.

Que représente l'EI par rapport à Al-Qaida ?

Au début, l'Etat islamique est un avatar d'Al-Qaida, mais qui a tiré les conclusions de l'échec de l'organisation de Ben Laden. Le génie de ce dernier avait été de mettre en place une organisation déterritorialisée, véritablement globale dans son action, son recrutement et sa communication. Il a donc pu survivre à toutes les campagnes terrestres (Afghanistan, Irak) menées par les Américains. Obama a mieux géré, en déterritorialisant la riposte américaine (drones, opérations de commando), et a compris qu'il ne fallait surtout pas tomber dans le piège de l'envoi de troupes.

Al-Qaida a fini par s'épuiser faute de se renouveler et de faire mieux que le 11-Septembre. L'EI a conclu qu'il fallait reterritorialiser le combat, tout en gardant sa dimension internationaliste : c'est le sens de la création du " califat islamique ". De plus, cela permet d'absorber bien plus de volontaires que le système Al-Qaida, dans de petites cellules qui préparent un attentat pendant des années.

L'Etat islamique a-t-il les moyens de s'implanter durablement en Irak et en Syrie ?

Le problème est que tout territoire est habité. Il faut donc articuler son combat sur celui d'une population locale. La destruction de l'Etat sunnite irakien par les Américains en 2003 a mécaniquement ouvert de nouveaux espaces. Le " triangle arabe sunnite " du nord de l'Irak, qui s'étend désormais en Syrie, fournit la base idéale pour l'Etat islamique, car les populations locales sont en guerre contre des régimes qui ne sont pas sunnites (le Bagdad des chiites et le Damas des alaouites), et contre les Kurdes, voire les Turcs, qui ne sont pas arabes. Frustrés, exclus, attaqués, ils voient en l'EI un vengeur. Du coup, les ennemis de l'Etat islamique sont d'abord des populations locales : chiites, Kurdes, chrétiens, yézidis, et dans une moindre mesure Turcs. Or, additionnés, ils font la majorité. Donc les victoires de l'EI sont fragiles. De plus, les notables sunnites locaux seront tôt ou tard en conflit avec l'EI : on ne voit pas un notable tribal de Fallouja donner sa fille à un jeune de Vénissieux venu combattre en Irak. La territorialisation se révélera un piège.

Les Occidentaux ont-ils eu raison de frapper les positions des djihadistes ?

Oui, mais il fallait et il faut rester en deuxième ligne et mettre en avant les acteurs régionaux qui, cette fois, contrairement à 2001, ne demandent qu'à être aidés et à combattre, car ils n'ont pas le choix : la campagne de terreur de l'EI les a convaincus qu'il leur faut se battre pour survivre. Cela prendra plus de temps, mais c'est le seul moyen de faire apparaître l'Etat islamique pour ce qu'il est : un ramassis de radicaux internationalistes qui agissent contre les populations locales, avant tout musulmanes. Or, bizarrement, avant même que l'EI n'intervienne hors de son territoire, le gouvernement français a " internationalisé " le conflit, ce qui est très maladroit, car cela redonne une légitimité à l'Etat islamique et met la France en première ligne, ce qui était parfaitement inutile.

Mais quel impact peut avoir l'EI dans la communauté musulmane en France ?

Depuis vingt ans, nous assistons au même phénomène : la radicalisation d'une frange de jeunes, soit d'origine musulmane, soit convertis, en quête d'une cause. Ces jeunes ne sont pas insérés dans la communauté musulmane, ni en France ni ailleurs ; ils ne sont pas un produit de la prédication salafiste dans les mosquées, mais se radicalisent plutôt sur Internet. De plus, la très forte proportion de convertis chez les volontaires qui partent d'Europe – à peu près 25 %, ce qui est sans aucune commune mesure avec d'autres groupes islamistes – montre que les mécanismes de radicalisation ne sont pas à chercher dans l'islam traditionnel.

Que pensez-vous des appels lancés à la population musulmane pour qu'elle prenne position contre l'EI ?

Mais c'est fait depuis longtemps ! Toutes les organisations représentatives ont été claires là-dessus. Aucun musulman français ne dit " Il faut les comprendre " en parlant des djihadistes de l'EI. C'est au contraire l'incompréhension qui domine. Le combat de l'Etat islamique n'a, contrairement à Gaza, aucune résonance chez les musulmans de France. Un point très important – et nouveau –, ce sont les appels lancés depuis un an par des parents musulmans affolés qui demandent à la police d'empêcher leurs enfants de rejoindre la Syrie, tout comme d'autres parents demandent aux autorités de lutter contre la drogue. Cela indique à la fois la dimension générationnelle du conflit et le rejet de l'EI par les musulmans. On s'inquiète de leur loyalisme, mais on oublie que 15 % des soldats français sont de confession musulmane : ils sont allés en Afghanistan, au Mali, participent à Vigipirate, et il n'y ni sabotage ni désertion ; Mohamed Merah a tué un musulman.

Les familles musulmanes ont-elles pris la mesure de la tentation terroriste qui touche une partie de leurs enfants ?

Oui. Aujourd'hui, on est encore dans les clichés d'il y a vingt ans : le jeune de banlieue deviendrait salafiste parce qu'il aurait des problèmes d'identité et mépriserait son père. Mais d'une part cette radicalisation n'est pas ou plus un problème de banlieue – elle touche des milieux variés –, et d'autre part on voit justement l'émergence d'une nouvelle génération de parents – souvent eux-mêmes de deuxième génération – qui tentent de reprendre en main le destin de leurs enfants. C'est donc en liaison avec la famille qu'il faut combattre la radicalisation. Et ne pas oublier une chose : tous les jeunes qui partent sont loin de choisir le terrorisme. Il y a un an, ceux qui s'en allaient pour renverser Bachar Al-Assad étaient même en phase avec la position du gouvernement français.

Par ailleurs, beaucoup de ces volontaires qui avaient rejoint l'Etat islamique se sentent trahis par les djihadistes. On le voit bien avec l'" affaire " des trois " terroristes " revenus tranquillement en France sans être interceptés : ce sont eux qui sont allés sonner à la porte de la gendarmerie.

Donc pour combattre un petit groupe de terroristes aujourd'hui très isolés, il faut miser sur la majorité de musulmans et sur les grandes tendances visibles aujourd'hui (dont par exemple l'émergence de classes moyennes musulmanes en France). Et arrêter de faire du combat contre l'Etat islamique une superproduction, qui passe régulièrement du tragique au ridicule.

La barbarie des actes commis conduit à se demander si nous n'avons pas affaire à une nouvelle expression du nihilisme contemporain ?

Oui, il y a un nihilisme générationnel qui touche des jeunes paumés de la globalisation, fascinés par la mort. C'est une forme de nihilisme que l'on peut observer dans bien d'autres lieux, comme on a pu le voir dans la tuerie de Columbine, en 1999 aux Etats-Unis, lors de laquelle des lycéens ont tué leurs camarades après s'être mis en scène dans des vidéos. Ce phénomène, qui touche curieusement les pays protestants, de l'Amérique à la Scandinavie, est attribué à des coups de folie individuels (comme l'attentat d'Anders Behring Breivik en Norvège), alors que le terrorisme d'Al-Qaida serait attaché à l'islam ; il faut donc voir aussi la généalogie commune qui relève d'un nihilisme suicidaire.

C'est donc un phénomène qui dépasse la sphère musulmane. Mais l'apport d'Al-Qaida ou de l'Etat islamique, c'est de fournir à ces jeunes un vrai terrain, un récit d'héroïsme, et la garantie de faire la " une " dans les médias.

Comment sortir du nihilisme ?

Certainement pas par le pessimisme malsain qui s'est emparé des élites intellectuelles françaises, ni le bellicisme pompier de nos dirigeants. Il faut délégitimer l'EI et Al-Qaida en détruisant l'image d'héroïsme et d'aventure qui s'y attache, en les ramenant à ce qu'ils sont : au mieux des paumés, comme les trois Pieds Nickelés qui sont allés se rendre à la gendarmerie, et au pire des bandits, des loubards fascinés par le Scarface de Brian De Palma, mais pas des héros de la communauté musulmane. C'est la seule manière de " dégonfler " l'attrait pour le djihad. Soit le contraire de ce que l'on fait : la charge au clairon et sous le drapeau. La commémoration de la guerre de 1914 est montée à la tête de nos dirigeants !

Propos recueillis par Nicolas Truong

Professeur à l'Institut universitaire européen, où il dirige le Programme méditerranéen, Olivier Roy est un spécialiste de l'islam internationalement reconnu. Il est notamment l'auteur de " L'Islam mondialisé " (Le Seuil, 2002), " Le Croissant et le chaos " (Hachette 2007), La Sainte Ignorance (Le Seuil, 2008) et " Islam et Occident " (Editions sonores De vive voix).

Il publiera en octobre " En quête de l'Orient perdu ", aux éditions du Seuil.

 

© Le Monde

0 commentaire - Permalien - Partager
Commentaires