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" Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais " Posté le Lundi 10 Novembre 2014 à 22h46

Le Monde

 

 

26 octobre 2014

 

" Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais "

 

Dans la petite ville tunisienne d'Oueslatia, quarante jeunes ont quitté leur pays depuis 2011

pour se battre en Syrie ou en Libye. Aucun n'est revenu

Dans la maison de la famille Kaabi, à Oueslatia, une petite ville du centre de la Tunisie, les traits sont tirés, les regards douloureux et la colère à fleur de peau, ce mercredi matin. Bilal Kaabi, l'un des fils de la famille, est mort. Il s'est fait sauter dans une voiture à Benghazi en Libye. Il avait 23 ans. Abasourdie par le chagrin et l'incompréhension, la mère de Bilal semble ailleurs. Du bout des doigts, elle caresse doucement l'enveloppe où se trouvent les diplômes de son fils. Un jeune homme gentil, amateur de football, qui venait de finir ses études en gestion des affaires.

Son fils a quitté la maison un mardi matin, le 16  septembre, expliquant qu'un de ses amis venait de perdre son père et qu'il allait lui rendre visite. Une nuit passe, puis deux, puis trois. " Je suis allée à la mosquée, au café, je l'ai cherché partout ", raconte la mère de Bilal. Au 5e jour, il finit par l'appeler. " Tout va bien, lui dit-il, je suis dans un pays islamique. La terre islamique, la terre de Dieu. "

Bilal se trouve en Libye pour faire le djihad. Quatre autres jeunes de Oueslatia, des voisins, des amis, sont partis avec lui : Seif Abdaoui, Achraf Abdaoui, Aymen Kaabi et Walid Abdaoui. Tous ont entre 18 et 24 ans. La plupart ont fait des études, dans des familles qui pratiquent un islam tolérant, où il n'a jamais été question de guerre sainte. Leurs proches racontent le même embrigadement.

" MARTYR "

La transformation de Bilal a commencé il y a un an. Il passe alors de plus en plus de temps à la mosquée, la grande mosquée de Oueslatia, tenue par un imam salafiste. Lors de l'Aïd, son frère tente de le questionner, sans succès. Le mois précédant son départ, Bilal se radicalise : il décroche les photos des murs de la maison, éteint le poste de télévision, veut forcer sa sœur de 14 ans à porter le niqab. Jusqu'à son départ mi-septembre et l'annonce de son décès, samedi 18  octobre, à 14  heures. L'aîné de la fratrie reçoit un appel d'un Libyen qui lui apprend que Bilal est mort. Les autres jeunes sur place confirmeront la nouvelle. " Bilal est un martyr, il s'est fait exploser. "

Ici, toutes les familles mettent en cause l'incapacité des autorités à protéger les garçons des réseaux extrémistes. Lorsque Bilal a disparu, la famille Kaabi a porté plainte contre cinq personnes de Oueslatia, dont beaucoup soupçonnent ici qu'elles participent au recrutement des jeunes. Parmi elles, un homme qui se fait appeler " l'émir des croyants ", Azzedine Jerjaoui. " Toutes sont ressorties libres, sans être inquiétées ", s'énerve l'un des frères de Bilal.

Najeh Abdaoui est la sœur de Walid, l'un des quatre jeunes partis en même temps que Bilal. Son frère est toujours en Libye, elle lui a parlé la veille au soir. " Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais. " Menue, en jean et gilet gris, la jeune femme de 26  ans a tout essayé pour le dissuader de partir. " Walid n'était pas salafiste mais, quand son frère jumeau, Khaled, est parti, il a eu un choc. Il voulait rejoindre sa “moitié”. Au début, c'était pour le ramener, mais peu à peu certains l'ont convaincu de faire pareil. " Khaled était parti combattre en Syrie en janvier  2013.

ECHANGES SUR FACEBOOK

En juin  2013, Najeh avait réussi à se procurer le mot de passe du profil Facebook de Walid Abdaoui, son frère. Elle y découvre des échanges avec un homme qui essaie de le convaincre d'aller faire le djihad. Il est question de formalités pour son passeport, d'envois d'argent (deux mandats de 2 300 et 1 600 dinars, soit 1 000 et 700  euros). " Il était clair que Walid allait partir. Nous n'avions aucune solution pour l'en empêcher, alors on est allés voir la police ", se souvient Najeh. Le père de Walid traîne son fils jusqu'au commissariat, montre aux policiers les conversations sur Facebook. Mais rien ne se passe. Walid part en Libye. " Les médias disent toujours que c'est la pauvreté qui pousse les jeunes à faire cela, mais c'est faux ", poursuit Najeh. Son frère était technicien supérieur de santé. Il avait commencé à travailler à l'hôpital de Ben Arous. " Nos familles ne manquent de rien. Chez nous, les huit enfants sont éduqués. " Elle est ingénieure en agronomie.

Combien sont-ils à avoir disparu ainsi ? Entre 2000 et 3000 dans le pays. Les chiffres sont invérifiables, mais les Tunisiens seraient le plus important contingent de djihadistes étrangers en Syrie, en Libye et en Irak. Dans la région de Oueslatia, " une quarantaine sont partis depuis 2011, trois sont morts – deux en Syrie et Bilal en Libye –, aucun n'est revenu ", estime Samir Chhaibi, l'un des responsables de la section locale du syndicat UGTT, qui ne cache pas son sentiment d'impuissance. " On fait des communiqués, des réunions, on soutient les familles, mais ce sont les autorités qui peuvent faire quelque chose. Il est clair qu'il y a ici un noyau, bien organisé, qui envoie les jeunes combattre. "

LAXISME

A partir de 2011 et la chute de la dictature de Ben Ali, les salafistes ont pu prospérer dans de nombreux endroits, profitant d'une liberté religieuse retrouvée et du laxisme du gouvernement islamiste d'Ennahda. A Oueslatia, ils ont imposé leur propre imam, à la mosquée Al-Hidaya, la plus grande de la ville. " Tous les parents ont remarqué que les jeunes passent plus de temps à la mosquée que chez eux. Ils leur font subir un lavage de cerveau. Petit à petit, ils effacent les souvenirs, la famille ", raconte la sœur de Bilal Kaabi. Les salafistes sont aussi présents dans les écoles : certains sont instituteurs, au contact quotidien des enfants. " Pour un petit, le maître, c'est la vérité. Si on ne fait rien, c'est toute une génération qui va subir ça ", prévient la mère de famille.

Les familles d'ici se sentent bien seules face à ces drames. Les élections législatives de dimanche paraissent lointaines. Les partis politiques se sont concentrés sur leur campagne. Seuls le syndicat et les associations de défense des droits de l'homme sont venus voir les proches. La famille de Bilal a organisé une marche commémorative jusque devant la " mosquée du terrorisme " puis au gouvernorat. " On tiendra bon, jusqu'à la mort, pour savoir qui a fait ça ", dit Walid Kaabi, un des grands frères de Bilal, dans un accès de colère. " On n'a pas pu enterrer Bilal. On ne pourra jamais faire notre deuil. "

Houcine et Rebah, les parents de Seif Abdaoui, 19 ans, ont, eux, encore un peu d'espoir. Seif est parti ce jour-là en expliquant qu'il allait à la plage. Après la mort de Bilal, il a appelé ses parents pour leur dire de ne plus l'appeler : " Priez pour moi, on se retrouvera au paradis. " Eux non plus ne comprennent pas. " Quand le frère de Seif, Mohamed, a voulu partir en Libye, pour travailler, en toute légalité, il a été refoulé par les douaniers. Alors pourquoi Seif a-t-il réussi à passer ? ", demande Houcine Abdaoui. " On veut juste qu'il revienne. Tant pis s'ils le mettent en prison ici, pourvu qu'on le revoie, vivant. "

Charlotte Bozonnet

Sanglante attaque djihadiste dans le Sinaï Le Caire a décrété l'état d'urgence dans ce bastion djihadiste, et fermé la frontière avec Gaza

Quelques heures après des attentats contre l'armée, vendredi, qui ont fait 33 morts, le gouvernement égyptien a décrété l'état d'urgence et fermé la frontière avec Gaza

L’Etat d'urgence a été déclaré sur une partie du nord et du centre de la péninsule du Sinaï après de nouvelles attaques contre les forces de sécurité égyptiennes, vendredi 24  octobre, qui ont fait au moins 33 morts. Ces attaques, qui n'ont pas été revendiquées, sont les plus meurtrières perpétrées contre les forces de sécurité égyptienne dans ce bastion djihadiste de l'est du pays depuis la chute de Mohammed Morsi, en juillet  2013. Un deuil national de trois jours a été décrété.

Une première attaque, " bien préparée " selon des responsables égyptiens, a visé un point de passage de l'armée dans le secteur de Karm Al-Qawadis, à quinze kilomètres au nord-ouest d'El-Arich près de la frontière avec la bande de Gaza, faisant trente morts et vingt-cinq blessés. Après avoir lancé l'assaut avec un attentat à la voiture piégée, les assaillants ont attaqué un char transportant des munitions, causant une deuxième explosion. Deux véhicules de l'armée ont également été visés par des mines placées sur le bord de la route. Quelques heures après cet attentat, trois autres membres des forces de sécurité ont été tués à El-Arich, le chef-lieu de la province du Nord-Sinaï, à un poste de contrôle sur lequel plusieurs individus ont ouvert le feu.

Le Conseil national de défense, convoqué pour une réunion d'urgence vendredi soir par le président Abdelfattah Al-Sissi, a promis que l'armée prendrait " sa revanche pour le sang versé " et donné l'ordre aux autorités de prendre des mesures pour protéger la population civile. Le chef d'état égyptien a proclamé, par décret, l'état d'urgence pour une durée de trois mois sur un périmètre allant de la ville de Rafah, à la frontière avec la bande de Gaza, jusqu'à l'ouest de la ville d'El-Arich, et dans des régions du centre de la péninsule. L'état d'urgence s'accompagne d'un couvre-feu allant de 15  heures à 5  heures du matin. " L'armée et la police prendront toutes les mesures nécessaires pour faire face aux dangers du terrorisme et à son financement, préserver la sécurité dans la région (…) et protéger les vies des citoyens ", précise le décret présidentiel.

Un responsable s'exprimant sous couvert de l'anonymat a indiqué que le gouvernement pourrait ordonner l'évacuation de certains villages du nord de la péninsule, considérés comme les bastions les " plus dangereux " des groupes djihadistes, et déclarer certaines régions zone militaire fermée. Le président Sissi a par le passé indiqué que les groupes djihadistes actifs dans le Sinaï se cachent dans les zones habitées, rendant difficile toute action contre eux. L'Egypte a également fermé jusqu'à nouvel ordre le point de passage de Rafah situé sur la frontière avec la bande de Gaza.

L'Union européenne et les Etats-Unis ont condamné ces nouvelles attaques et réitéré leur soutien à l'Egypte dans la lutte contre le terrorisme. " La France assure le peuple et le gouvernement égyptiens de sa solidarité et se tient à leurs côtés dans la lutte contre le terrorisme ", a pour sa part indiqué le Quai d'Orsay dans un communiqué.

Représailles à la répression

Ces attaques n'ont pas été revendiquées dans l'immédiat mais elles portent la marque d'Ansar Beit Al-Maqdis, l'organisation djihadiste la plus active dans la péninsule du Sinaï. Ce groupe, qui a récemment exprimé son " soutien " à l'Etat islamique, a revendiqué la plupart des attaques perpétrées depuis le renversement par l'armée du président islamiste Mohammed Morsi, en juillet  2013. Des centaines de membres des forces de sécurité ont été tués depuis plus d'un an dans ces attaques qui ont visé principalement le nord de la péninsule du Sinaï, mais également le delta du Nil et la capitale égyptienne. Mercredi, au moins six policiers et trois passants avaient déjà été blessés par l'explosion d'une bombe près de l'université du  Caire.

Les groupes djihadistes disent agir en représailles à la sanglante répression qui s'est abattue sur les pro-Morsi depuis plus d'un an. Plus de 1 400 partisans de la confrérie ont été tués dans la répression de manifestations et 15 000 autres emprisonnés. Des centaines de pro-Morsi ont été condamnés à mort ou à de lourdes peines dans des procès de masse, qualifiés par les Nations unies de " sans précédent dans l'histoire récente ". Le gouvernement justifie sa répression en accusant la confrérie des Frères musulmans, dont est issu M. Morsi, d'être derrière les attaques, ce que le groupe dément.

Hélène Sallon

" En Irak et en Syrie, nous négocions avec toutes les autorités, y compris l'Etat islamique "

Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge, estime que l'action humanitaire passe par un dialogue avec toutes les parties en conflit

En Syrie, le régime vous autorise à travailler en dehors des zones gouvernementales. A quelles conditions ?

Ce n'est pas une question de conditions. Nous essayons de négocier avec tous les porteurs d'armes et toutes les autorités qui ont du pouvoir sur un bout du territoire syrien où il y a des populations civiles dans le besoin.

Y compris avec l'Etat islamique ?

L'Etat islamique (EI) n'est pas une organisation avec une direction clairement identifiée qui dispose d'une porte à laquelle on peut frapper. En Irak et en Syrie, ces négociations se font en partie avec les tribus qui nous amènent auprès d'interlocuteurs qui sont considérés comme des représentants de l'EI. Dans des endroits en Syrie et en Irak où nous avons des réseaux, nous essayons d'évaluer les besoins humanitaires et de négocier notre accès. C'est vrai pour Rakka - le sanctuaire de l'EI dans le nord-est de la Syrie - , c'est vrai pour Mossoul et Fallouja en Irak.

Quelles actions menez-vous dans les territoires où l'Etat islamique est implanté ?

En Irak, nous avons négocié de multiples accès à Fallouja depuis le début de l'année. Plus récemment, nous avons effectué des livraisons médicales à l'hôpital de Mossoul. En Syrie, nous avons réussi depuis deux ans à établir des contacts.

Ils nous ont ainsi permis de mener au début de l'été une action majeure d'approvisionnement et de traitement d'eau à Rakka. En Irak et en Syrie, il y a aujourd'hui environ 10  millions de personnes qui vivent sur un territoire contrôlé par l'EI.

Dans ces régions, il y a des besoins énormes et nous essayons d'y faire face le mieux possible, mais cela demeure précaire. En Syrie, nous fournissons de l'eau potable et des infrastructures sanitaires à 8  millions de personnes, c'est notre plus grande opération.

Les autorités syriennes vous accordent-elles les mêmes facilités pour accéder aux zones contrôlées par l'EI que pour celles sous le contrôle de l'opposition modérée ?

Pour le moment, il n'y a pas de comportement uniforme, ni du côté du gouvernement syrien ni du côté des représentants de l'EI. Par exemple, quand on parle avec le gouverneur d'Alep, ce qu'il peut approuver ne l'est pas forcément par Damas.

Etes-vous favorable à l'établissement d'une zone tampon en Syrie pour protéger les populations civiles et les réfugiés ?

Si vous voulez avoir un espace humanitaire pour répondre aux besoins des populations civiles, il faut établir un minimum de consensus entre les belligérants. Mais je suis le premier à reconnaître qu'il y a une action en dehors de l'action humanitaire qui n'est pas consensuelle. Le Conseil de sécurité de l'ONU, par exemple, est habilité à prendre des décisions non consensuelles.

Même sans consensus, estimez-vous qu'une zone tampon serait utile ?

Au cours des deux dernières années en Syrie, toutes les formules non consensuelles ont été évoquées mais elles n'ont pas abouti. Qu'il s'agisse d'une zone d'exclusion aérienne, des corridors humanitaires ou des zones protégées pour les réfugiés.

Pour nous, ces différentes options ne sont viables que si elles sont soutenues par les parties impliquées dans le conflit. Tout consensus est lent à élaborer, mais il a l'avantage de construire un espace d'action qui peut mener à un résultat. Les autres modes d'action ne sont pas de notre ressort.

Propos recueillis par Christophe Châtelot, et Yves-Michel Riols

 

Le Monde

 

 

25 octobre 2014

 

Le Liban hanté par ses otages aux mains de l'EI

Vingt-six policiers et soldats libanais sont détenus par des djihadistes dans la zone frontalière avec la Syrie

Hussein Youssef a le visage émacié, les traits tirés et une barbe de quelques jours. Depuis plus de deux mois, son fils Mohamad, soldat de l'armée libanaise, est retenu en otage par l'Etat islamique (EI). " Je passe par des moments atroces. Pendant plus de vingt jours, j'ai cru que mon fils Mohamad était mort, avant de recevoir une preuve de vie. Comment il vit, c'est autre chose ", lâche M. Youssef, près du sit-in auquel il participe dans le centre de Beyrouth. Avec son fils, vingt-cinq autres policiers et militaires sont aux mains de l'Etat islamique ou du Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida.

Depuis le 8  octobre, les parents des otages ont dressé des tentes en contrebas du Grand Sérail, le siège du gouvernement, dont l'accès est bouclé par des rouleaux de barbelés. Les portraits des otages, chrétiens ou musulmans, ont été accrochés près du campement. Tous ont été enlevés lors des combats meurtriers qui ont opposé, en août, l'armée libanaise à des djihadistes venus de Syrie, à Ersal, une ville frontalière de la vallée de la Bekaa, dans l'est du Liban, devenue une base arrière de la rébellion contre Bachar Al-Assad. " Le 2  août, quand les affrontements ont éclaté, mon cousin Maymoun nous a appelés. Avec ses collègues des forces de police, ils étaient en minorité, à court de munitions, encerclés. Peu après, nous apprenions que Maymoun avait été enlevé ", raconte Sleimane Jaber, originaire d'un village druze.

Terreur

Près des tentes, les familles des otages se relaient nuit et jour pour réclamer la libération de leurs proches et maintenir la pression sur les autorités. " On ignore tout des tractations en cours, déplore Zeinab Bazzal, une petite femme menue dont le fils Ali, soldat chiite marié à une sunnite d'Ersal, est détenu par le Front Al-Nosra. On a l'impression que sans notre mobilisation, les négociations n'auraient jamais commencé. "

Depuis août, une dizaine d'otages ont été libérés grâce à la médiation de religieux sunnites libanais, qui se sont ensuite retirés des pourparlers. Deux membres des forces de sécurité ont été décapités et un troisième tué par balles. Leur mort a été suivie par des actes de vendetta. " Je tiens en espérant qu'aucun autre otage ne sera exécuté, raconte M. Youssef. Ma hantise, c'est que les combats reprennent entre l'armée et l'un des groupes de ravisseurs, et que nos enfants soient en danger. "

Ersal, où les réfugiés syriens sont presque trois fois plus nombreux que les 40 000  habitants, vit également dans la terreur d'une nouvelle bataille. Outre les lourdes pertes dans les rangs des soldats et des djihadistes, au moins quarante civils, Libanais ou Syriens, ont perdu la vie lors des brefs combats d'août. Les violences ont pris fin quand les djihadistes se sont retranchés dans le jurd, une bande montagneuse large d'une vingtaine de kilomètres, qui surplombe Ersal et jouxte la Syrie.

Début octobre, les militaires ont resserré leurs positions autour de la ville. Près de 4 000  soldats sont déployés, pour repousser toute infiltration. Les fouilles et les contrôles d'identité aux barrages sont systématiques, et il est impossible de sortir d'Ersal à la nuit tombée, affirme un habitant joint au téléphone. Malgré ce maillage, des chemins de contrebande restent utilisés : des blessés du Front Al-Nosra, qui combat dans la région du Qalamoun, frontalière d'Ersal, ont été récemment transportés dans la ville. Moustapha Al-Hojeiri, le responsable de l'hôpital de campagne où ils sont soignés, est sous le coup d'un mandat d'arrêt. Ce cheikh salafiste est accusé d'appartenir au Front Al-Nosra, et soupçonné d'avoir détenu les otages pendant une courte période. Des familles d'otages avaient sollicité l'aide de cet intermédiaire pour rencontrer leurs proches.

Accès à Ersal

L'armée a aussi multiplié les arrestations après un attentat meurtrier, fin septembre, contre un barrage. " Il n'y a presque plus de combattants dans la ville. Ceux qui étaient encore à Ersal ont fui vers le jurd ou ont été interpellés. On ignore où se trouvent les hommes qui ont été arrêtés fin septembre par l'armée dans les camps de réfugiés, explique un bon connaisseur d'Ersal. Il n'y aura pas de solution dans la ville, où les tensions débordent, tant qu'une partie des réfugiés, familles de civils ou de combattants, n'aura pas été relocalisée. Les djihadistes qui sont dans la montagne, une zone aride et caverneuse, ont besoin d'une base arrière au Liban. Ils vont continuer de tenter d'ouvrir une brèche vers Ersal, même si c'est très difficile. Outre l'armée, le Hezbollah a aussi des positions sur la frontière, au nord et au sud du jurd d'Ersal. "

Jeudi 23  octobre, l'armée libanaise a arrêté près d'Ersal un homme accusé de recruter des djihadistes pour le compte de l'Etat islamique. Son neveu est suspecté d'avoir décapité un des soldats enlevés en août. Lors de ce raid effectué par une unité des renseignements militaires dans un appartement habité par le djihadiste présumé, Ahmad Miqati, des affrontements ont éclaté, trois hommes ont été tués et un soldat blessé, a affirmé l'armée. Selon cette dernière, Ahmed Miqati avait " récemment prêté allégeance à l'organisation terroriste Daech ", le présentant comme l'un des " plus importants membres de l'EI " recrutant des Libanais pour rejoindre les djihadistes en Syrie voisine.

L'accès à Ersal est l'une des exigences du Front Al-Nosra pour libérer les otages. Les militants d'Al-Qaida, qui se battent dans le Qalamoun contre le Hezbollah et l'armée syrienne, demandent aussi la libération de prisonniers islamistes au Liban. Mais, selon un ministre, les négociations sont d'autant plus compliquées que les revendications des deux groupes extrémistes sont en fait confuses, et que le gouvernement est divisé par rapport aux tractations. Sollicité par Beyrouth, un émissaire du Qatar s'est rendu à deux reprises dans la région d'Ersal. Sans résultat tangible.

Laure Stephan

Au nom de la foi

 

Massacrer en invoquant Dieu : c'est le précepte défendu par les partisans de l'Etat islamique, mais aussi, avant eux, par les catholiques lors de la Saint-Barthélemy. Est-ce le seul moteur des crimes de masse ? Tentatives d'explication

Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l'imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé Etat islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s'allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.

Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l'arme blanche ou d'une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d'autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d'images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.

La " sympathie " abrogée

Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d'anciens voisins ? A quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu'en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l'acte ?

L'éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d'un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu'" il n'y a pas de guerre, pas de génocide, pas d'abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d'autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu'elle appelle ". Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l'autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette " suspension " est autant psychologique qu'idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l'autoriser.

Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C'est un constat historique effrayant. C'est aussi l'argument des partisans de l'EI. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. " Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j'imposerai la charia par les armes ", expliquait, fin août, Abou Mosa, 30  ans, représentant de l'EI, dans un reportage vidéo du groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de l'EI chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les chrétiens d'Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, " parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l'humanité ". Ils doivent " se convertir, ou fuir, ou périr ". Pour eux, l'interdit de meurtre est levé. Alors, l'EI tue sans états d'âme, en masse. La " sympathie " de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.

Depuis la découverte des " neurones miroirs " ou " neurones de l'empathie " par l'équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en  1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres " comme si " elles étaient siennes, au niveau d'un " vécu ", sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.

Comment un dieu, l'être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d'autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l'histoire. VIIe-XXIe  siècle (Perrin, 2006), l'historien israélien Elie Barnavi rappelle que " la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu'ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ". Quand elle est pensée comme " la seule vraie foi ", la religion transforme l'innocent d'une autre Eglise (ou l'athée) en " infidèle " ou en " hérétique ", et le tueur en soldat de Dieu.

Elie Barnavi explique ce terrible tour de passe-passe : " Le guerrier de Dieu se bat pour faire advenir la loi divine, telle qu'elle a été formulée une fois pour toutes dans un Livre saint. Dans cette optique, l'infidèle est un obstacle qui se dresse sur le chemin du salut de tous, à éliminer de toute urgence, et sans pitié. "

Un autre historien des guerres de religion, Denis Crouzet, avance que les comportements meurtriers de l'EI rappellent d'effroyables " actions de sanctification " lors du massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Les guerres de religion, note-t-il, se ressemblent dans l'horreur. Il remarque, par exemple, une même confusion entre l'état de soldat et celui de croyant en armes : " Les armées de croisés du XVIe  siècle étaient faiblement professionnalisées du fait des recrues, qui étaient plutôt des militants de la foi. Quand elles prenaient une ville, l'esprit de croisade reprenait le dessus avec l'appel au meurtre des “impurs” et des “démons”. " De même, l'EI est composé d'anciens soldats de l'armée de Saddam Hussein, de sunnites radicaux et de militants du djihad venus de plusieurs pays. Cet été, dans la province de Ninive, quand ils ont exécuté en masse des yézidis – une communauté kurdophone estimée à500 000 personnes en Irak –, ils ont affirmé que ceux-ci étaient des " adorateurs de Satan ". L'ONU a estimé, mardi 21 octobre, que ce crime pourrait constituer une " tentative de génocide ".

Denis Crouzet signale d'autres similitudes : " Pour fanatiser les soldats croyants, il faut des chefs religieux charismatiques et des prédicateurs appelant à la croisade. A Paris, en  1552, le prédicateur François le Picart affirmait que les signes avant-coureurs du retour du Christ sur terre se manifestaient par l'athéisme, l'hérésie et l'Antéchrist se faisant adorer comme Dieu. " Pendant la Saint-Barthélemy, le prêtre Artus Désiré avance que " le pardon est un péché " et qu'il n'est plus temps de tergiverser avec le mal : 3 000 huguenots sont massacrés.

Pareillement, dans le califat autoproclamé par l'EI, le " calife " Abou Bakr Al-Baghdadi se présente comme un sayyed, un descendant du prophète. Il se fait appeler " commandeur des croyants " et délivre chaque semaine un prêche appelant au djihad, après avoir prié en public. Ses déclarations, à la fois mystiques et autoritaires – " Obéissez-moi de la même façon que vous obéissez à Dieu en vous " (à Mossoul, le 9  juin) –, sont reprises par les imams dans les mosquées et par les camions de propagande.

Un autre comportement meurtrier inhérent aux guerres de religion, explique Denis Crouzet, est de sanctifier l'espace avec l'exhibition des corps meurtris des infidèles. Lors de la Saint-Barthélemy," on traçait dans la ville des parcours sanglants pour montrer à Dieu qu'une ville lui revient. Les cadavres des huguenots, parfois des voisins, sont transportés dans les rues, mutilés. Il s'agit pour les violents, soldats et civils unis, de resacraliser Paris, d'exprimer à travers les corps démantelés l'adhésion à la justice eschatologique de Dieu ". Les partisans de l'EI se sont fait une spécialité de ces mises en scène macabres, prétendument purificatrices, tout en dynamitant les autres lieux de cultes.

Nous assisterions ainsi, dans cette région du monde, à des Saint-Barthélemy musulmanes, des dizaines de milliers d'hommes se déclarant des soldats de Dieu pour tuer en masse d'autres croyants, souvent musulmans eux aussi, comme les chiites, majoritaires en Irak. Malek Chebel, spécialiste de l'islam, rappelle que, jusqu'à ces dernières années, " de nombreux chiites et sunnites faisaient ensemble le pèlerinage de La  Mecque et vivaient côte à côte dans l'Irak de Saddam ". Cependant, ajoute-t-il, " il vaut mieux aujourd'hui ne pas être chiite dans tel quartier d'une ville d'Irak, et sunnite dans tel autre car, alors, il faut s'attendre à un double massacre à base religieuse ".

Dieu n'est pas toujours indispensable pour expliquer ces crimes de masse : d'autres analyses, militaires, psychosociologiques, politiques, nous éclairent. Au-delà d'une guerre sainte, c'est une guerre classique qui se déroule actuellement en Irak et en Syrie, et ces hommes qui tuent sans trembler ressemblent à tous les soldats du monde : ils exécutent un ennemi, ils obéissent à l'EI, un groupe armé décidé, avec son commandement, sa stratégie.

Elie Barnavi, ancien soldat de l'armée israélienne, Tsahal, rappelle dans ses Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 144  p., 12  euros) que la " psychologie du soldat " consiste en " un englobement immédiat et sans restriction des individualités " par une autorité supérieure : il obéit. Et toute guerre, précise l'historien, " porte en elle, à des degrés divers, une certaine “barbarisation” des comportements humains ". C'est cette barbarie, stade extrême de la guerre, que nous voyons à l'œuvre aujourd'hui.

Mais si toute guerre est barbare, rappelle Barnavi, elle n'est pas totalement impunie. Depuis l'émergence du droit international humanitaire né avec le tribunal de Nuremberg (1945-1946), réaffirmé après les guerres dans l'ex-Yougoslavie (1991-2001), puis le génocide des Tutsi au Rwanda en  1994, tout conflit meurtrier doit respecter les lois de la guerre : " Traiter correctement les prisonniers, distinguer entre combattants et population civile, protéger celle-ci des affres du conflit, interdire les armes de destruction massive et, en dernier ressort, juger dans des tribunaux spéciaux les principaux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ", détaille Elie Barnavi. Or, l'EI ne respecte pas les règles internationales. D'après les rapports d'Amnesty International et de Human Rights Watch, l'organisation tue les non-combattants, pille les civils, enlève des femmes.

Pour Jacques Sémelin, historien au CNRS et auteur de Purifier et détruire (Seuil, 2005), les militants de l'Etat islamique cèdent aux " vertiges de l'impunité ". C'est une autre analyse, plus politique, des exactions de l'EI. Ils jouissent du pouvoir conféré par les armes sur un territoire conquis. " La guerre sans règle devient une sorte de fête, d'ivresse de puissance, analyse-t-il. On se croit indestructible, car on donne la mort. On se prend pour Dieu. On est craint partout. Rien n'est plus grisant. "

Dans le reportage de Vice News, le combattant de l'EI Abou Mosa explique pourquoi il ne retourne pas voir sa famille. " Je suis en guerre permanente. Je ne suis jamais avec ma femme et mes enfants. Il y a des buts plus élevés. Il n'y aurait personne pour défendre l'islam si je restais avec eux. " Il préfère être avec ses " frères " et se battre pour " humilier - ses - ennemis ". Il dit encore : " Plus la situation est violente, plus on se rapproche de Dieu. " Jacques Sémelin commente : " A la paix, ils préfèrent l'état de guerre où tout devient possible, où ils libèrent leurs pulsions meurtrières et sont les maîtres. "

Au-delà du vertige d'être hors-la-loi, il y aurait donc un autre moteur à l'impunité, qui serait propre à l'humain : le plaisir de faire souffrir, de tuer, de violer, de régner. " Ces hommes ne se vantent pas de ce qu'ils font aux femmes. Ils ne racontent pas les crimes et les vols qu'ils commettent quand ils sont les maîtres du terrain ", fait remarquer l'historien. Des reportages réalisés dans le Kurdistan irakien décrivent pourtant des jeunes femmes yézidies et turkmènes, de 13 ans à 20 ans, enlevées par centaines par l'EI, violées et revendues aux soldats. Les viols collectifs constituent un classique des périodes de massacre et de génocide.

Pour Jacques Sémelin, il existe " un fond sadien " en l'homme, un " moi assassin " et jouisseur qui se libère dans les situations d'impunité et de conquête – Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, parlait déjà d'une pulsion primitive de meurtre. Et, selon l'historien, on retrouve toujours les mêmes " matrices criminelles " pour qu'il y ait passage à l'acte et meurtre de masse. On peut écrire " une grammaire du massacre ", transhistorique et transculturelle, avec ces règles presque intangibles. Ainsi, les tueurs massacrent en groupe. " Ils constituent un “nous” contre un “eux” nuisible ", au cours d'une opération identitaire, appuyée sur une idéologie totalitaire ou une religion intolérante. Ces groupes meurtriers, d'après des travaux recoupés, obéissent aux mêmes règles de comportement : " On retrouve d'habitude, développe Jacques Sémelin, un tiers de “perpétrateurs” actifs, un tiers de “suivistes” et un tiers de “réticents” ", le premier tiers entraînant les autres. C'est ce que l'on appelle l'" effet Lucifer ", selon la formule du psychologue américain Philip Zimbardo : les actifs l'emportent sur les indécis.

Autre constante rendant le massacre possible : " Les perpétrateurs doivent persuader les exécutants indécis que les victimes, les innocents désarmés, sont des ennemis dangereux, et leur crime un acte légitime. C'est d'habitude le rôle de l'idéologie ", poursuit Jacques Sémelin. Au terme de sa monumentale enquête, La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 576  p., 25  euros), l'historien Johann Chapoutot synthétise en une formule terrible comment l'idéologie nazie a justifié le pire : pour " tuer un enfant au bord de la fosse " en croyant que cela relève de la " bravoure militaire ", il faut d'abord en avoir fait un " ennemi biologique ", un être nuisible qui menace d'entraîner la dégénérescence de la race. On sait l'ampleur des crimes qui ont accompagné cette idéologie eugéniste durant la seconde guerre mondiale.

L'idéologie suffit-elle à expliquer que toute compassion, toute humanité, soit levée ? L'historienne Hélène Dumas, auteur du Génocide au village (Seuil, 384 p., 23  euros), a tenté de comprendre le drame du Rwanda en concentrant ses recherches sur une petite ville. Comment a-t-il été possible qu'entre le 7  avril et le début du mois de juillet  1994, de 800 000 à 1 million de Tutsi aient été tués par leurs voisins Hutu ? Elle a découvert sur place " un génocide de proximité ", un cauchemar où ce sont les voisins, parfois des parents, qui ont mené le massacre avec d'autant plus d'efficacité qu'ils connaissaient la région, les cachettes, les maisons. Comment comprendre ?

Hélène Dumas a notamment décrit un puissant mouvement de " déshumanisation ", à la fois mental – médiatique, politique – et physique : " On a assisté à une animalisation des Tutsi. Avant le massacre, dans plusieurs médias, on les traitait de “cafards”, de “serpents”. Ensuite, on disait qu'on allait à la chasse aux Tutsi, avec des armes de chasse. Quand on les regroupait, on disait qu'on déplaçait un troupeau de vaches. " Car on n'assassine pas des animaux, on les abat. Pire, pour les déshumaniser jusqu'au bout, on les frappait jusqu'à ce qu'ils n'aient plus forme humaine.

Animaliser, chosifier, défigurer l'autre : cela aide le criminel à se persuader qu'il ne massacre pas des visages, des vies. Qu'il ne tue pas des humains.

 

Frédéric Joignot

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