La plus belle avenue du monde est une princesse qui porte si
somptueusement ses plus belles parures, de précieuses scintillantes, de
petits flambeaux en or, des diamants clinquants déposés le long de ce
chemin onirique où les peuplades avides de luxure et de rêve viennent
se retrouver.
La beauté des Champs Elysées dépasse de loin toute la littérature
qu’elle a pu engendrer. Il n’y a pas de mots, les mots ne pouvant pas
toujours dire l’indicible, qui puisse suffisamment, convenablement
traduire l’émerveillement de l’esprit devant cette sorte de caverne
d’ali baba où brillance rime avec opulence. La plus belle avenue du
monde est une princesse qui porte si somptueusement ses plus belles
parures, de précieuses scintillantes, de petits flambeaux en or, des
diamants clinquants déposés le long de ce chemin onirique où les
peuplades avides de luxure et de rêve viennent se retrouver. L’odeur de
la transgression matérielle caresse les portefeuilles égarés dans les
temples de la consommation. Dans ces églises de l’épicurisme
décomplexé, l’unique foi est celle de l’apparence, chacun se réfugiant
derrière un personnage savamment étudié pour mystifier autrui et jouir
de l’illusion formidable d’être aussi une étoile dans un univers
enchanté. La poursuite du bonheur passe par cette avenue mythique qui a
vu défiler les plus grands comme les plus anonymes, une exigence
presque rituelle pour des adeptes rigoureusement attachés à la magie de
ces lieux.
L’effervescence populaire à coté de la froideur humaine, un paradoxe
parisien qui illustre la schizophrénie sociale française. Ce double
standard du vouloir vivre-ensemble et du renfermement individualiste
voire egocentrique, la méfiance primant sur la convivialité, la
défiance sur l’hospitalité, et le sentiment d’être une partie d’une
société tout en appartenant à des communautés différentes, radicalement
opposées. Aux Champs-Elysées, on se côtoie sans jamais se toucher, et
lorsque au détour d’un hasard les mains parviennent à se rencontrer
c’est souvent caché dans des gants de velours. Ainsi l’ivresse
parisienne est contagieuse mais elle reste terriblement solitaire, à
l’Arc de Triomphe, point de ralliement des noctambules fortunés, les
beaux quartiers se retrouvent dans leur élément tandis que les autres
regardent admiratifs la magnificence d’un pays qui semble arrogamment
leur tourner le dos, juste à quelques pas de cette Place de la Concorde
où il y a plus d’une année, dans leur majorité, ils célébraient le
sacre de celui qui leur promettait, enfin, en vain, la rupture.
Marchant vers cette Tour Eiffel vêtue d’une robe bleue et d’un collier
d’étoiles, phare lumineux guidant les pas perdus du passant dans les
couloirs en pavés d’une ville prise d’assaut par les hordes de
touristes excités, il arrive que l’on tombe sur des sacs de couchages
rembourrés par la misère humaine, souvent près de grandes enseignes
dont la splendeur aspire et noie ces débris sociaux qui crient
« humanité » et « dignité ». C’est face à cette autre réalité
dissimulée derrière l’éclat du merveilleux que la féerie parisienne
montre toute sa fébrilité. De la rue de la Bourse à la rue de la
Banque, des centaines de personnes s’éteignent consommées par le
désespoir, l’abandon des hommes qui les traversent en se bouchant le
nez, l’indifférence de ceux qui savent qu’en bas de chez eux il y a une
âme qui se meurt, le mépris du reste se moquant bien des malheurs qui
ne les regardent pas. Pourtant ce ne sont que des hommes que l’on
estampille par la marque « SDF », sans domicile fixe, eux les nomades
des zones urbaines à l’instar des peuples migrants du monde, à la
recherche de leur havre de paix. Il n’y a plus grand monde qui prête
attention à la colère désormais légendaire de Coluche, « on n’a plus le
droit d’avoir faim ni d’avoir soif, un toit pour toi et pour moi », les
cadavres que l’on découvre chaque heure sont devenus aussi éloquents
que les grands discours sur la détresse des familles entières jetées
dans les rues en ces périodes de froid hivernal.
L’esprit de Noel court les Galeries Lafayette, déserte les foyers
sociaux où les bénévoles, derniers mohicans, continuent péniblement et
quelques fois démotivés à assurer à ces âmes à la dérive d’ephèmeres
instants de convivialité. Sous les ponts, juste en dessous des couples
qui se jurent l’amour à vie, de petits corps gisent sous les cartons
pourris et les bouts de presse jaunis, la rue est devenue un cimetière
ouvert que se réapproprie désormais le peuple d’en bas, celui qui a
battu le pavé pour dire « Assez ! », il y a de cela une éternité deja,
et qui semble lassé depuis par les révolutions, car au fond ce sont
toujours les mêmes qui finissent par payer l’addition. Il y a dans les
avenues de cette ville cosmopolite, de ce centre mondial du chic, une
odeur d’abandon, de déshumanisation avancée, des couleurs vives du
dehors qui cachent à peine la beauté terne de ces milliers de spectres
déambulant dans les couloirs urbains. A Harare on meurt de cholera, ici
c’est du froid, celui du cœur. Le cholera se soigne, l’indifférence
pas, et c’est bien là toute la malédiction parisienne.
Dans les stations de metro, fuyant la rudesse d’un climat impitoyable,
les clochards et autres badauds envahissent les quais avec des
accordéons d’où sortent des airs terribles d’un désespoir affligeant.
Quittant Saint Remy Les Chevreuils pour la Gare du Nord, des femmes et
des enfants se promènent dans le RER avec des cartes de la « pitié »,
un voisin chuchote à un autre que ce sont des personnes venues de
l’Europe de l’Est, un peu pour se donner bonne conscience et
sous-entendre que de « vrais » français ne pourraient certainement pas
se rabaisser à une telle honte. Comme si tenter de survivre dans une
société de plus en plus inégalitaire, prompte à sauver ses bourgeois et
à exiger des efforts de la part de ceux qui en font deja assez, n’est
pas suffisamment exécrable pour que l’on incrimine cette mendicité qui
nourrit tant de familles. Dans les yeux de ces femmes interpellant les
passagers accrochés à leurs bouquins ou à leurs journaux, faisant
semblant de lire, il y a la perte de toute dignité, un vide effroyable
creusé par les blessures d’une existence compliquée. Elles prennent le
risque de se faire emprisonner parce que dans ce pays encore fortement
influencé par la chretienneté, la mendicité est un crime. Comme
d’habitude on préfère réprimer, se concentrer sur les effets au lieu de
soigner les causes. D’un coté, il n’y a pas de travail, le chômage
grimpe, de l’autre coté on voudrait mettre fin à l’assistanat étatique,
réduire les allocations à un moment où des millions de personnes en ont
réellement besoin, et enfin on s’offusque de voir des gens dans la
détresse quémander un peu d’humanité. Les mains tremblantes de la
petite fille, jointes en forme de calice, implorent plus de générosité,
pour elle comme pour de nombreux autres enfants le réveillon est un
jour presque ordinaire, et le Père Noël, une sacrée belle ordure.
On dit souvent que l’identité d’une ville apparaît lorsque la voûte
céleste s’assombrit, et lorsque les lumières des réverbères deviennent
les seuls soleils dans chaque ruelle, alors il arrive que l’on ressente
battre son pouls, suivre ses battements, deviner son état réel. Malgré
les feux de l’illusion citadine, la voracité financière des centres
commerciaux qui broient avec une rapidité déconcertante les cartes
bancaires des hommes pressés par la gloutonnerie matérielle, le
sentiment d’être spectateur d’une sorte de représentation théâtrale où
les rôles sont convenues et où il n’y a pas de place ni à
l’improvisation ni à l’émancipation, chacun devant rester à sa place,
s’impose de lui-même sans que l’on comprenne le sens de cette comédie
surréaliste. Molière n’a pas eu à aller bien loin pour trouver
l’inspiration, il n’a eu qu’à ouvrir les yeux et regarder autour de
lui. À chaque carrefour on pourrait écrire un best-seller, tellement
l’absurdité de certaines attitudes contrastent avec la réalité, la
cruauté de l’injustice que vivent une partie des hommes. Doucement, les
premiers rayons du soleil, cachés par des nuages rebelles, pointent à
l’aube, une pluie fine arrose les excès de la nuit, des couples s’en
vont, titubant, s’amourachant vers un avenir incertain, tout près des
cadavres frigorifiés gisant dans des tentes de fortune.
Un commentaire. Dernier par le 25-07-2013 à 10h10 - Permalien -