Chrétiens et yézidis ne se voient plus d’avenir en Irak
Depuis l’avancée de l’État islamique, au moins 700 000 non-musulmans ont trouvé refuge au Kurdistan, dans des conditions éprouvantes, voire indignes.
LACROIX 2/9/14 - 17 H 26
SAFIN HAMED/AFP
Une petite fille reçoit de la nourriture dans un camp de réfugié situé à 10 km d’Erbil, dans le Kurdistan irakien, le 30 août 2014.
SAFIN HAMED/AFP
A la crainte des exactions des djihadistes s’ajoute le traumatisme causé par les pillages menés par leurs « voisins musulmans », au point que toute coexistence leur apparaît désormais impossible.
Sous une chaleur insupportable à peine tempérée par un ventilateur, Sami, syrien catholique de Qaraqosh, accepte de raconter son calvaire. Au fur et à mesure de son récit, ses compagnons de chambrée s’approchent, soit qu’ils guettent des bribes d’une histoire dont les bruits sont venus jusqu’à eux, soit qu’ils tiennent à y ajouter leur propre témoignage.
Il faut dire que, dans cette salle paroissiale de la cathédrale Saint-Joseph à Ankawa, où s’entassent sur des matelas plusieurs familles, dont de nombreux enfants et une jeune malade, les déplacés ne demandent qu’à être distraits de cet ennui qui les mine. « Quand tout le monde a fui, dans la nuit du 6 au 7 août, je dormais, personne ne m’a prévenu », commence Sami.
Avec une centaine d’autres chrétiens au moins – il ne saurait dire combien –, il s’est réveillé au matin sous le joug de l’État islamique. Qui, dès le lendemain, a entamé un pillage en règle : des voitures sont arrivées de Syrie emmenant avec elles « tous les appareils électriques ». Chaque jour pendant deux semaines, les djihadistes lui ont aussi demandé de se convertir, ce qu’il a, à chaque fois, refusé en citant le Coran : « Vous avez votre religion et j’ai la mienne. »
Le 21 août au petit matin, leur stratégie a changé. Environ 70 des derniers chrétiens de la ville, dont de nombreuses personnes âgées, ont été convoqués à la mosquée. Après avoir séparé hommes et femmes, les combattants de l’État islamique ont fouillé méthodiquement leurs bagages, jusqu’aux sous-vêtements des femmes, puis les ont répartis dans des bus. Dans la confusion, ils ont enlevé un médecin, une jeune femme, Rita, d’environ 35 ans restée avec son père aveugle, et arraché à sa mère une petite fille d’environ 3 ans, Cristina.
Déposé devant l’ancien pont, détruit par les bombardements, de Khazer, le petit groupe a entamé une éprouvante fuite en plein soleil, dont il reste à Sami d’horribles images comme cet homme, croisé au bord de la route et qui poussait sa mère en chaise roulante « en tombant à chaque pas ». Seule la moitié d’entre eux est arrivée au check-point kurde : malgré les recherches le long de la ligne de front, nul ne sait ce qu’il est advenu des autres. Selon des nouvelles alarmantes arrivées de Mossoul, il semble que les derniers otages de Qaraqosh, dont « de jeunes hommes et de belles femmes », aient été présentés à un tribunal islamique et contraints de se convertir. Et que ceux qui ont refusé l’aient payé de leur vie.
Les membres des multiples minorités irakiennes ne croient plus à la cohabitation avec les musulmans
La liste des exactions de l’État islamique ne cesse de s’allonger. Parce qu’elle n’appartient pas à ces « gens du Livre » que décrit le Coran, la communauté yézidie a été bien plus éprouvée encore, elle qui déplore le meurtre de centaines d’hommes et d’enfants, l’enlèvement d’au moins 1 300 femmes, sans que nul ne soit encore en mesure de dénombrer ces enfants, personnes âgées mortes de soif ou d’épuisement pendant leur marche forcée du Sinjar vers la Syrie puis le Kurdistan...
Mais à la terreur que suscitent les combattants de Daesh (l’acronyme arabe de l’EI), s’ajoute un traumatisme supplémentaire, attesté par tous ceux qui, comme Sami, ont eu le malheur de ne pouvoir partir à la première alerte : les « voisins » musulmans des réfugiés ont, eux aussi, participé au pillage de tous leurs biens. « Le matin, les gens de Daesh pillaient nos maisons (1). Le soir, c’était au tour des musulmans du village de Hawi », témoigne le vieil homme.
« Trahis » - selon eux - par l’armée kurde qui s’est retirée sans les prévenir pour provoquer grâce à cette fuite éperdue un « choc » dans l’opinion internationale et l’envoi d’armes susceptibles de l’aider à conforter son État, « trahis » aussi par leurs « frères » musulmans, les membre des multiples minorités irakiennes ne croient plus à la cohabitation avec eux. Désormais, et même en cas de retour dans leurs foyers, l’idée de devoir croiser ces derniers fait horreur aux chrétiens de Qaraqosh.
« Plus aucune garantie de vivre en sécurité »
Chef d’un clan de 46 familles kakaï (une religion antéislamique très discrète), accueillies à Ankawa au camp de Mart Schmouni au milieu de leurs voisins chrétiens, Mohammed ne dit pas autre chose. « Nous ne retournerons dans nos villages qu’à condition qu’on nous enlève le village musulman qui s’est construit au milieu ». Azhar Khalil Sulaiman, yézidie installé depuis une dizaine d’années à Souleymania, au sud du Kurdistan, où il enseigne à l’université, en est persuadé lui aussi : « Les yézidies n’ont pas d’avenir ici. Non seulement nous avons tout perdu, mais nous ne serons jamais en sécurité ». « Nous n’avons plus confiance », « plus aucune garantie de vivre en sécurité » aux côtés des musulmans, répètent-ils.
« Quand j’étais jeune, mon grand-père, mon père me répétaient de me méfier des musulmans, qu’un jour ils nous poignarderaient dans le dos », raconte le P. Amir Jaje, supérieur des dominicains d’Irak, reprenant une formule souvent entendue. « Je ne les croyais pas, j’ai étudié l’islam, ouvert l’Académie des sciences humaines à Bagdad pour favoriser les échanges... Aujourd’hui je pense qu’ils avaient raison. »
Alors qu’une partition du pays s’amorce entre kurdes à l’est, sunnites à l’ouest et chiites au sud, chabaks et turkmènes chiites, chassés par l’État islamique, sont priés de rejoindre « les leurs ». Mais où les yézidies, les chrétiens, les kakaïs et les Sabéens pourront-ils trouver refuge ? La crainte d’une éradication totale de ces religions anciennes, plus anciennes encore que l’islam, sur la terre qui les a vues naître n’est, hélas, plus infondée.
« Je pense toutefois que l’humain peut sauver la relation »
Venu vivre à Souleymania, au sein de la communauté Al Khalil fondée par le jésuite Paolo Dall’Oglio pour tenter d’établir un pont entre Églises orientales et musulmans, le frère Sébastien Duhaut ne peut que constater ces tensions. « J’entends tous les jours des choses très dures sur l’islam, religion du diable, ou des questions sur pourquoi en France nous ne ‘mettons pas dehors les musulmans’. J’écoute. Il faut rester modeste, je n’ai pas partagé leurs souffrances, leurs peurs », confie le jeune Français.
« Je pense toutefois que l’humain peut sauver la relation : les chrétiens essaient d’aimer les musulmans en dépit de leur religion qu’ils n’aiment pas. Et parfois, à ceux que je connais un peu mieux et qui disent ‘’détester les musulmans’’, je demande s’ils me détestent aussi parce que je lis un peu le Coran… » Fervent partisan du dialogue islamo-chrétien et organisateur régulier de rencontres entre croyants des deux religions comme prêtre à Mossoul, évêque à Kirkouk et désormais patriarche des Chaldéens à Bagdad, Mgr Louis Raphaël Sako s’inquiète lui aussi de cette montée du fondamentalisme « un peu partout dans l’islam » qui met en péril toute coexistence pacifique avec d’autres courants musulmans ou d’autres religions.
« Si ces voisins musulmans ont pris les biens des déplacés, c’est parce qu’eux aussi considèrent qu’il est justifié, au nom de l’islam, de les prendre », assure le patriarche Sako. Même à Bagdad, en ce moment, certains se rendent à l’administration, falsifient les titres de propriété et vont voir les chrétiens en leur disant qu’ils ont ‘’acheté’’ leurs maisons et les obligent à partir. Qu’elle soit due à l’ignorance ou alimentée par le discours des responsables musulmans, cette mentalité est terrible ».
« Nous avons le droit de vivre dans ce pays en tant qu’êtres humains »
Conscient du traumatisme profond créé par ce nouvel exode, le patriarche des Chaldéens plaide, comme beaucoup d’autres en Irak, pour « une intervention militaire internationale », suivie d’une force d’interposition là encore internationale, seule à même de permettre le retour - d’une partie au moins – des déplacés.
Au-delà, il attend aussi de la communauté internationale qu’elle exige des « pays arabes ou majoritairement musulmans qu’ils rééduquent leurs populations, en leur enseignant une culture ouverte, le respect de l’autre ». « Nous avons le droit de vivre dans ce pays en tant qu’êtres humains », rappelle-t-il. Un travail sans doute de longue haleine, reconnaît frère Sébastien : « L’islam doit dépasser théologiquement, et non pas seulement du point de vue humaniste cette tentation radicale. Comme les autres monothéismes avant eux, les musulmans doivent trouver d’autres voies pour exprimer leur zèle religieux que le meurtre de ceux qu’ils considèrent comme déviants. »
Anne-Bénédicte Hoffner, à Erbil et Souleymania (Kurdistan irakien)
(1) Selon d’autres informations, l’État islamique aurait même miné les maisons de ceux qu’ils ont chassés.