Blog créé grâce à Iblogyou. Créer un blog gratuitement en moins de 5 minutes.

rencontres islamo-chrétiennes

l'entreconnaissance

L'enfer secret des otages de l'Etat islamique Posté le Lundi 10 Novembre 2014 à 22h55

Le Monde

 

 

1er novembre 2014

 

L'enfer secret des otages de l'Etat islamique

 

Le " New York Times " raconte, dans un article publié le 25 octobre, l'horreur des séances de torture infligées par les djihadistes de l'Etat islamique à leurs otages enlevés en Syrie. Cinq d'entre eux, dont James Foley, ont été assassinés

Les otages sont sortis de leur cellule un par un. Dans une pièce isolée, les ravisseurs posent à chacun trois questions très personnelles, technique classique utilisée pour fournir des preuves de vie lors des négociations de libération. Quand James Foley retourne dans la cellule qu'il partage avec une vingtaine d'autres otages occidentaux, il fond en larmes de joie. Les questions que ses ravisseurs lui ont posées portent sur des détails si intimes (" Qui a pleuré au mariage de ton frère ? ", " Qui était le capitaine de ton équipe de foot au lycée ? ") qu'il sait qu'ils sont enfin en contact avec sa famille.

Nous sommes en décembre  2013. Plus d'un an s'est écoulé depuis qu'il a disparu sur une route du nord de la Syrie. Ses parents sauront enfin qu'il est vivant, dit-il à ses compagnons de captivité. Il est convaincu que son gouvernement négociera bientôt sa libération. Pour le journaliste américain de 40 ans, ce qui semble être un tournant décisif est en fait le début d'une descente aux enfers qui s'achèvera au mois d'août suivant, lorsque ses geôliers le feront agenouiller et le décapiteront devant l'objectif d'une caméra. Sa mort filmée signe la fin publique d'un calvaire très secret.

Le récit de ce qui s'est passé dans le réseau syrien des prisons clandestines de l'Etat islamique (EI) est celui d'une insoutenable souffrance. James Foley et ses codétenus ont été régulièrement passés à tabac et soumis à des simulations de noyade. Quelques-uns, parmi lesquels James Foley, ont cherché réconfort dans la religion de leurs bourreaux, se convertissant à l'islam et adoptant un prénom musulman.

Leur captivité a coïncidé avec la montée en puissance du groupe qui a émergé du chaos de la guerre civile sous le nom d'Etat islamique. Cette organisation n'existait pas en tant que telle à l'époque où James Foley a été kidnappé, mais elle s'est peu à peu imposée pour devenir le mouvement rebelle le plus puissant et le plus redouté de la région. A la deuxième année de détention de Foley, elle avait mis la main sur une bonne vingtaine d'otages et élaboré une stratégie pour monnayer leur libération.

A partir de là, les prisonniers qui avaient jusqu'alors tous été traités de la même façon ont connu des sorts différents en fonction de leur nationalité et de décisions prises à des milliers de kilomètres de là : à Washington et à Paris, à Madrid, à Rome et dans d'autres capitales. Leur lutte pour la survie, racontée ici pour la première fois, a été reconstituée à partir d'interviews avec cinq anciens otages, avec des gens du pays qui ont été témoins des traitements qui leur étaient infligés, des proches et des collègues des victimes et un cercle restreint de conseillers qui ont tenté d'œuvrer à leur libération. Le calvaire des otages est longtemps demeuré secret car les terroristes avaient fait comprendre à leurs familles qu'ils les exécuteraient si elles s'exprimaient dans les médias. Nous ne nommons ici que ceux qui ont été publiquement identifiés par l'EI, qui a commencé à donner des noms en août.

James Foley n'est qu'à quarante minutes de route de la frontière turque quand il décide de faire une dernière halte en Syrie. C'était il y a deux ans, le 22  novembre  2012, à Binesh. Foley et son collègue photographe John Cantlie entrent dans un cybercafé pour envoyer leurs reportages à leurs rédactions.

La capture

Les deux journalistes n'ignorent rien des dangers qu'il y a à couvrir la Syrie. Quelques mois plus tôt, Cantlie a été enlevé à une cinquantaine de kilomètres de Binesh, avant d'être libéré grâce à une intervention des rebelles modérés. Foley et Cantlie sont en train de télécharger leurs images sur le serveur lorsqu'un homme pénètre dans le café. " Il avait une grande barbe. Il ne souriait pas, il n'a pas prononcé un mot. Et il nous a regardés avec des yeux mauvais ", raconte Mustafa Ali, leur traducteur syrien, qui était avec eux et a livré le récit des dernières heures qu'ils ont passées ensemble.

James Foley, journaliste américain free-lance qui travaillait pour le GlobalPost et l'Agence France-Presse, et John Cantlie, photographe britannique indépendant, continuent à transmettre leurs images, selon le traducteur, dont les déclarations ont été confirmées par des e-mails que les deux journalistes ont envoyés depuis le café à un confrère qui les attendait en Turquie. Plus d'une heure plus tard, ils montent dans un taxi qui doit les emmener à la frontière turque, à quarante kilomètres de là. Ils ne sont jamais arrivés à destination.

Une camionnette dépasse le taxi sur sa gauche et lui bloque la route. Des combattants masqués en descendent et ordonnent aux journalistes de s'allonger face au sol. Ils les menottent et les poussent à l'arrière de la camionnette, laissant Mustafa Ali sur le bord de la route : " Si tu nous suis, tu es mort ", lui lancent-ils en guise d'avertissement. Au cours des quatorze mois suivants, au moins vingt-trois étrangers, journalistes indépendants et travailleurs humanitaires pour la plupart, tomberont dans le même piège.

Les enlèvements, menés par différents groupes terroristes concurrents, se sont multipliés. En juin  2013, quatre journalistes français sont capturés. En septembre, trois de leurs confrères espagnols tombent aux mains des combattants. Les checkpoints deviennent de véritables traquenards. En octobre dernier, c'est à l'un de ces points de passage que des insurgés attendent Peter Kassig, un technicien médical d'urgence originaire d'Indianapolis, âgé de 25 ans, qui livrait du matériel médical. En décembre, le chauffeur de taxi britannique Alan Henning disparaît près d'un autre checkpoint. Henning avait vidé son compte épargne pour acheter une ambulance d'occasion avec laquelle il comptait rejoindre une caravane humanitaire en Syrie. Il est kidnappé une demi-heure après son entrée dans le pays. Les derniers à disparaître sont cinq employés de Médecins sans frontières, qui se font prendre en janvier dans l'hôpital où ils travaillaient, dans la campagne syrienne.

L'interrogatoire

Le procédé s'est répété avec plusieurs otages : les ravisseurs s'emparent de leurs ordinateurs, téléphones et appareils photo et exigent les mots de passe de leurs comptes. Ils passent au peigne fin leur historique personnel sur Facebook, leurs chats sur Skype, leur photothèque et leurs e-mails, pour chercher des preuves de leur collusion avec des armées et des agences de renseignement occidentales.

C'est ce qui arrive à Marcin Suder, un reporter photographe polonais de 37 ans enlevé en juillet  2013 à Saraqeb, en Syrie, où l'on savait que les djihadistes opéraient. Passé entre les mains de plusieurs groupes, il réussit à s'enfuir au bout de quatre mois. " Ils m'ont emmené dans un bâtiment réservé aux interrogatoires, raconte-t-il. Là, ils ont fouillé mon appareil photo et vérifié ma tablette. Puis, ils m'ont complètement déshabillé. J'étais nu. Ils ont regardé s'il n'y avait pas de puce GPS sous ma peau ou dans mes vêtements. Après quoi, ils m'ont roué de coups. Ils ont tapé sur Google Marcin Suder CIA et Marcin Suder KGB. Ils m'ont accusé d'être un espion. " Marcin Suder – qui n'a jamais su le nom du groupe qui le détenait et n'a jamais rencontré d'autres otages – remarque que ses interrogateurs utilisent un vocabulaire typiquement britannique. Au cours d'une séance, ils lui ont ainsi répété qu'il avait été " naughty " (" méchant "), terme que les codétenus de James Foley ont également dit avoir entendu dans la bouche de leurs bourreaux pendant les tortures les plus brutales.

C'est à la faveur de l'un de ces interrogatoires que les djihadistes trouvent sur l'ordinateur de James Foley des clichés de militaires américains, pris durant les missions du journaliste en Afghanistan et en Irak.

" On voyait les cicatrices sur ses chevilles ", raconte Jejœn Bontinck, un Belge de 19  ans converti à l'islam qui, à l'été 2013, a passé trois semaines dans la même cellule que James Foley. " Il m'a raconté comment ils l'avaient enchaîné à une barre par les pieds et l'avaient suspendu au plafond la tête en bas, le laissant là un long moment. " Bontinck, qui a été libéré à la fin de l'année dernière, est revenu pour la première fois sur ses expériences lors d'un entretien réalisé dans sa ville natale, Anvers. Il est l'un des quarante-six jeunes Belges poursuivis pour appartenance à une organisation terroriste.

Au début, les mauvais traitements ne semblent pas servir un objectif plus vaste. Et les djihadistes eux-mêmes ne paraissent pas trop savoir ce qu'ils feront de leurs otages. A en croire Bontinck, James Foley et John Cantlie sont dans un premier temps détenus par le Front Al-Nosra, groupe affilié à Al-Qaida. Leurs gardes, trois anglophones qu'ils surnomment les " Beatles ", prennent apparemment un malin plaisir à les brutaliser.

Ils sont ensuite remis à un autre groupe dirigé par des francophones, le " Conseil de la choura - organe consultatif - des moudjahidine - combattants musulmans - ". Foley et Cantlie sont déplacés à au moins trois reprises avant d'être transférés dans les sous-sols de l'Hôpital des enfants de la ville d'Alep.

C'est dans cette prison que Bontinck rencontre deux étrangers barbus et très maigres : James Foley et John Cantlie. Le jeune Belge était à l'origine un combattant, mais il a été accusé d'espionnage et exclu du groupe après la réception d'un SMS de son père qui, depuis la Belgique, s'inquiétait pour lui.

Pendant les trois semaines où il a été enfermé au sous-sol avec eux, dès que l'appel à la prière retentissait, tous trois se levaient.

 

 

Un Américain nommé Hamza

James Foley s'est converti à l'islam peu après sa capture – cette conversion a été confirmée par trois autres otages récemment libérés, ainsi que par son ancien employeur. Selon Bontinck, il a pris le nom musulman d'Abou Hamza. " Je récitais le Coran avec lui, poursuit Bontinck. La plupart des gens faisaient semblant de se convertir dans l'espoir d'être mieux traités, mais je pense que dans son cas, il s'agissait d'une démarche sincère. "

D'anciens otages ont effectivement confirmé que la majorité des prisonniers occidentaux s'étaient convertis durent leur captivité. Seuls quelques otages sont restés fidèles à leur religion d'origine, dont Steven Sotloff, un juif pratiquant. Les derniers otages libérés affirment que Foley était fasciné par l'islam. Quand leurs geôliers leur ont apporté une édition du Coran en anglais, ceux qui faisaient simplement semblant d'être des musulmans l'ont feuilletée, rapporte l'un d'eux. Foley a passé des heures plongé dans le texte. Ses premiers gardiens, des membres du Front Al-Nosra, considéraient sa conversion avec suspicion. Mais les suivants paraissent touchés. Pendant un long moment, les brimades ont même cessé. Contrairement aux prisonniers syriens, attachés à des radiateurs, Foley et Cantlie peuvent se déplacer librement dans leur cellule.

Bontinck a eu l'occasion de demander à l'émir de la prison, un Néerlandais, si les militants avaient réclamé une rançon en échange des étrangers. Non, a été la réponse. " Il m'a expliqué qu'il y avait un plan A et un plan B ", précise Bontinck. Les journalistes devaient être placés en résidence surveillée ou être envoyés dans un camp d'entraînement djihadiste. Deux éventualités qui laissaient entendre que le groupe avait l'intention de les relâcher.

Quand Bontinck a été libéré, il a noté le numéro de téléphone des parents de Foley et promis de les appeler. Les deux hommes ont évoqué la possibilité de se revoir. Quand il est parti, il s'est dit que les journalistes, comme lui, seraient bientôt remis en liberté.

Un état terroriste

La guerre civile syrienne, auparavant dominée par des rebelles laïcs et une poignée de groupes djihadistes rivaux, avait été le théâtre de profonds changements, et le nouveau groupe extrémiste y jouait désormais un rôle-clé. Dans le courant de 2013, le bataillon qui tenait l'hôpital d'Alep fait serment d'allégeance envers ce qui s'appelait alors l'Etat islamique en Irak et en Syrie. D'autres factions rejoignent le groupe, dont les tactiques sont si extrêmes que même Al-Qaida l'a expulsé de son réseau terroriste. Et il nourrit des ambitions qui vont bien au-delà du renversement du président syrien Bachar Al-Assad. A la fin 2013, les djihadistes commencent à rassembler leurs prisonniers, les regroupant au même endroit sous l'hôpital. En janvier, au moins dix-neuf hommes cohabitent dans une cellule de 20 mètres carrés, et quatre femmes dans une pièce voisine.

Tous sauf un sont des Européens ou des Nord-Américains. La liberté relative dont jouissaient Foley et Cantlie connaît alors une fin brutale. Les prisonniers se retrouvent menottés deux par deux. Plus inquiétant encore, les gardiens francophones sont remplacés par d'autres, qui parlent anglais et que Foley reconnaît, terrifié. Ce sont eux qui l'avaient traité de " méchant " pendant les pires séances de torture, eux que les otages surnommaient les " Beatles ". Ils instaurent des règles de sécurité draconiennes. " Quand les Beatles ont pris les choses en main, ils ont voulu imposer un certain ordre aux otages ", raconte un Européen libéré depuis peu.

Les djihadistes sont passés de l'anonymat à la gestion de ce qu'ils appellent un Etat. Ils créent une bureaucratie complexe, dont un tribunal, une force de police et même un bureau de défense du consommateur qui oblige des marchands de kebabs à fermer pour avoir vendu des produits de mauvaise qualité.

Cette obsession pour l'ordre vaut aussi pour les otages. Après les avoir gardés pendant des mois sans exprimer aucune revendication, les djihadistes projettent subitement d'en tirer de l'argent. A partir de novembre  2013, chaque prisonnier reçoit l'ordre de donner l'adresse électronique d'un proche. Foley fournit celle de son frère cadet. Le groupe bombarde alors de messages les familles des otages. Ceux qui ont pu les comparer ont constaté que le texte en avait été copié et collé à partir d'un même modèle.

Le tri

En décembre  2013, les djihadistes ont échangé plusieurs messages avec la famille de Foley et d'autres otages. Foley se prend à espérer qu'il sera bientôt de retour chez lui. Il se consacre à la préparation d'une version carcérale de " Secret Santa ". Chaque prisonnier doit offrir à un autre un cadeau fabriqué à partir de déchets. Ce Père Noël improvisé a ainsi apporté à Foley un cercle fait à partir de la cire récupérée d'une bougie pour poser son front quand il se penche pour prier sur le sol de béton.

Au fil des semaines, il s'aperçoit que l'on vient régulièrement chercher ses camarades de cellule européens pour les interroger. Pas lui. Ni les autres Américains ou les Britanniques. Rapidement, les prisonniers comprennent que leurs ravisseurs ont identifié quels sont les pays les plus susceptibles de verser une rançon, assure un ancien otage, un des cinq qui ont accepté de décrire leurs conditions de vie dans le réseau de prisons de l'Etat islamique à condition que leur anonymat soit respecté. " Les ravisseurs savaient quels pays seraient les plus ouverts à leurs exigences, et ils ont créé un classement basé sur la facilité avec laquelle ils pensaient pouvoir négocier, dit un autre. Ils ont commencé par les Espagnols. "

Les négociations pour la libération des prisonniers espagnols progressent rapidement – le premier a été libéré en mars, six mois après sa capture –, puis les djihadistes passent aux quatre journalistes français. Après avoir répondu à des questions supplémentaires sur leur vie privée, les prisonniers européens sont filmés, les vidéos étant destinées à être envoyées à leurs familles ou à leurs gouvernements. Des vidéos de plus en plus dures, allant jusqu'à inclure des menaces de mort et des dates d'exécution. Dans une vidéo, les geôliers alignent les prisonniers français affublés de ces tenues orange. Puis, à en croire d'anciens otages et des témoins, ils en choisissent quelques-uns qu'ils soumettent à des waterboardings (simulations de noyade).

Avec le temps, les vingt-trois prisonniers sont répartis en deux groupes. Les trois Américains et les trois otages britanniques font l'objet des traitements les plus brutaux, tant à cause des griefs à l'encontre de leurs pays que parce que ceux-ci refusent de négocier, selon plusieurs sources au fait des événements. " La haine de l'Amérique fait partie de l'ADN de ce groupe, dit l'une d'elles. Mais ils se sont également aperçus que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne étaient les moins susceptibles de payer. "

Dans ce sous-ensemble particulier, les anciens otages reconnaissent que Foley a été celui qui a le plus souffert. Outre d'interminables passages à tabac, il a aussi subi des simulacres d'exécution et a été régulièrement victime de waterboarding.

Cette torture, censée reproduire la noyade, peut causer une perte de conscience chez les victimes. Quand un des prisonniers était emmené, ses camarades étaient soulagés quand il revenait couvert de sang. " C'est quand il n'y avait pas de sang, indique l'un de ses anciens compagnons de détention, que nous savions qu'il avait eu droit à bien pire. "

Les négociations traînant en longueur, les conditions de vie empirent. Pendant une longue période, les prisonniers ne reçoivent que l'équivalent d'une tasse de thé de nourriture par jour. Dans leur sous-sol, la seule source de lumière se résume à un mince filet de soleil qui se faufile sous leur porte verrouillée. Après le crépuscule, ils n'y voient plus et se renversent leur nourriture dessus, si bien que les gardiens finiront par leur accorder une lampe torche.

La plupart des endroits où ils sont enfermés n'ont que quelques couvertures et pas de matelas. Certains des prisonniers prennent des vieux pantalons qu'ils bourrent de chiffons avant d'en nouer les extrémités pour en faire des oreillers de fortune. Peu à peu, ils se retournent les uns contre les autres. Des bagarres éclatent.

Foley partage ses maigres rations. Dans le froid de l'hiver syrien, il donne son unique couverture à un de ses camarades. Il s'occupe également de divertir les autres, leur propose des jeux et des activités comme le Risk, un jeu de société où l'on déplace des armées imaginaires sur une carte. Les otages se fabriquent un jeu d'échecs à partir de bouts de papier. Ils rejouent des films, qu'ils se racontent scène par scène. Et ils s'organisent pour donner des conférences sur des sujets qu'ils maîtrisent.

Au printemps, on les transfère du sous-sol de l'hôpital d'Alep à Raqqa, capitale du califat autoproclamé de l'Etat islamique. Là, on les incarcère dans un bâtiment à l'extérieur d'une installation pétrolière, et on les répartit de nouveau par sexe. Au mois de mars, les djihadistes obtiennent satisfaction dans leurs négociations avec l'Espagne.

En avril, près de la moitié des otages ont été libérés. Mais aucun progrès n'a été enregistré pour ce qui est des rançons réclamées par les djihadistes en échange des prisonniers américains et britanniques. Durant la phase de tri, les gardes estiment que le seul otage russe, que les autres connaissent sous le nom de Sergueï, est la marchandise la moins négociable. Identifié par les médias russes comme étant Sergueï Gorbounov, on le voit pour la dernière fois dans une vidéo diffusée en octobre  2013. Il balbutie que si Moscou ne répond pas aux exigences des ravisseurs, il sera tué.

Un jour, au printemps suivant, des hommes masqués emmènent le prisonnier terrorisé hors de sa cellule, l'abattent et filment ensuite son cadavre. Puis ils montrent les images aux otages survivants. " Voilà ce qui vous attend si votre gouvernement ne paie pas. "

Les adieux

Presque toutes les deux semaines, Foley voit ses compagnons de cellule partir, libres. Alors que le nombre de gens occupant leur cellule de vingt mètres carrés s'amenuise, il devient difficile de garder espoir. Pourtant, Foley continue de croire que son gouvernement viendra à son secours, racontent ses proches.

Fin mai, les derniers otages constatent de nouveau que leur sort tient beaucoup à la couleur de leur passeport. D'ordinaire, ceux qui ont été enlevés ensemble sont relâchés ensemble. Mais il en va différemment dans le cas de l'Italien et du Britannique de l'ONG française Acted, capturés à un peu plus d'un kilomètre de la frontière turque alors qu'ils rentraient d'un camp de réfugiés où ils avaient livré des tentes.

Le 27  mai, l'Italien Federico Motka apprend qu'il peut partir, l'Italie ayant apparemment versé une rançon (ce que nient les autorités italiennes). Mais son collègue David Haines reste attaché dans sa cellule. Il sera décapité en septembre, après avoir été contraint de lire un texte rejetant la responsabilité de sa mort sur son gouvernement.

En juin, on ne compte plus que sept prisonniers, quatre Américains et trois Britanniques – tous citoyens de pays qui refusent de payer des rançons. Dans un article publié il y a peu dans Dabiq, un magazine officiel de l'Etat islamique, les djihadistes affirment que les frappes déclenchées sous commandement américain à partir du mois d'août représentent le dernier clou dans le cercueil des otages.

" Alors que le gouvernement américain traînait les pieds, répugnant à sauver la vie de James, peut-on lire dans le magazine, des négociations étaient entreprises par les gouvernements de plusieurs prisonniers européens, ce qui a abouti à la libération de plus d'une dizaine d'entre eux une fois satisfaites les exigences de l'Etat islamique. "

Quinze otages ont été libérés de mars à juin, pour un montant moyen de plus de 2  millions d'euros, selon les anciens prisonniers et leurs proches. Un des derniers à partir est Daniel Rye Ottosen, un photographe danois âgé de 25  ans, relâché en juin après que sa famille a collecté une rançon de plusieurs millions d'euros, d'après trois personnes au courant des négociations. Il fait partie de ces nombreux otages qui, en partant, ont réussi à emporter avec eux des lettres de ses compagnons de cellule.

Foley, lui, semble avoir compris que la fin était proche. Dans une lettre à sa famille, tout en leur exprimant son amour, il a glissé une phrase leur expliquant comment dépenser l'argent de son compte en banque.

En août, quand les militants sont venus le chercher, ils lui ont fait enfiler une paire de sandales en plastique. Ils l'ont emmené jusqu'à une hauteur pelée à l'extérieur de Raqqa, où ils l'ont fait agenouiller. Il a fixé la caméra, une expression de défi dans le regard. Et ils lui ont tranché la gorge. Deux semaines plus tard, une vidéo comparable est postée sur YouTube, montrant la mort de Sotloff. En septembre, les militants mettent en ligne l'exécution de Haines. En octobre, ils tuent Henning.

Des vingt-trois otages de départ, il n'en reste plus que trois : deux Américains, Kassig et une femme dont le nom n'a jamais été rendu public, et un Britannique, Cantlie. Le prochain sur la liste sera Kassig, ont proclamé les djihadistes. Dans toute l'Europe, ceux qui en ont réchappé ont eu un choc quand ils ont vu les images de l'assassinat de leurs camarades : ces sandalettes bon marché en plastique beige visibles à côté du corps de Foley, ils les avaient portées eux aussi. Tous les avaient portées pour se rendre aux toilettes. Ceux qui ont survécu ont porté les mêmes sandales que ceux qui sont morts.

Rukmini Callimachi (avec Glenna Gordon, Eric Schmitt, Karam Shoumali et l'aide de Jack Begg, Sheelagh McNeill et Alain Delaquérière)

Toujours en captivité, le photographe britannique John Cantlie est apparu dans une vidéo de propagande diffusée le 27 octobre. L'otage se trouve à l'air libre, apparemment dans la ville de Kobané, en proie à d'intenses combats entre l'Etat islamique et les combattants kurdes. Il y affirme que la bataille de Kobané est terminée et que les combattants islamistes " n'ont pas battu en retraite, contrairement à ce qu'affirment les médias occidentaux ".

Au nom de la foi

 

 

 

Massacrer en invoquant Dieu : c'est le précepte défendu par les partisans de l'Etat islamique, mais aussi, avant eux, par les catholiques lors de la Saint-Barthélemy. Est-ce le seul moteur des crimes de masse ? Tentatives d'explication

Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l'imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé Etat islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s'allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.

Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l'arme blanche ou d'une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d'autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d'images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.

La " sympathie " abrogée

Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d'anciens voisins ? A quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu'en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l'acte ?

L'éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d'un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu'" il n'y a pas de guerre, pas de génocide, pas d'abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d'autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu'elle appelle ". Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l'autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette " suspension " est autant psychologique qu'idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l'autoriser.

Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C'est un constat historique effrayant. C'est aussi l'argument des partisans de l'EI. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. " Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j'imposerai la charia par les armes ", expliquait, fin août, Abou Mosa, 30  ans, représentant de l'EI, dans un reportage vidéo du groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de l'EI chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les chrétiens d'Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, " parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l'humanité ". Ils doivent " se convertir, ou fuir, ou périr ". Pour eux, l'interdit de meurtre est levé. Alors, l'EI tue sans états d'âme, en masse. La " sympathie " de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.

Depuis la découverte des " neurones miroirs " ou " neurones de l'empathie " par l'équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en  1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres " comme si " elles étaient siennes, au niveau d'un " vécu ", sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.

Comment un dieu, l'être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d'autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l'histoire. VIIe-XXIe  siècle (Perrin, 2006), l'historien israélien Elie Barnavi rappelle que " la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu'ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ". Quand elle est pensée comme " la seule vraie foi ", la religion transforme l'innocent d'une autre Eglise (ou l'athée) en " infidèle " ou en " hérétique ", et le tueur en soldat de Dieu.

Elie Barnavi explique ce terrible tour de passe-passe : " Le guerrier de Dieu se bat pour faire advenir la loi divine, telle qu'elle a été formulée une fois pour toutes dans un Livre saint. Dans cette optique, l'infidèle est un obstacle qui se dresse sur le chemin du salut de tous, à éliminer de toute urgence, et sans pitié. "

Un autre historien des guerres de religion, Denis Crouzet, avance que les comportements meurtriers de l'EI rappellent d'effroyables " actions de sanctification " lors du massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Les guerres de religion, note-t-il, se ressemblent dans l'horreur. Il remarque, par exemple, une même confusion entre l'état de soldat et celui de croyant en armes : " Les armées de croisés du XVIe  siècle étaient faiblement professionnalisées du fait des recrues, qui étaient plutôt des militants de la foi. Quand elles prenaient une ville, l'esprit de croisade reprenait le dessus avec l'appel au meurtre des “impurs” et des “démons”. " De même, l'EI est composé d'anciens soldats de l'armée de Saddam Hussein, de sunnites radicaux et de militants du djihad venus de plusieurs pays. Cet été, dans la province de Ninive, quand ils ont exécuté en masse des yézidis – une communauté kurdophone estimée à500 000 personnes en Irak –, ils ont affirmé que ceux-ci étaient des " adorateurs de Satan ". L'ONU a estimé, mardi 21 octobre, que ce crime pourrait constituer une " tentative de génocide ".

Denis Crouzet signale d'autres similitudes : " Pour fanatiser les soldats croyants, il faut des chefs religieux charismatiques et des prédicateurs appelant à la croisade. A Paris, en  1552, le prédicateur François le Picart affirmait que les signes avant-coureurs du retour du Christ sur terre se manifestaient par l'athéisme, l'hérésie et l'Antéchrist se faisant adorer comme Dieu. " Pendant la Saint-Barthélemy, le prêtre Artus Désiré avance que " le pardon est un péché " et qu'il n'est plus temps de tergiverser avec le mal : 3 000 huguenots sont massacrés.

Pareillement, dans le califat autoproclamé par l'EI, le " calife " Abou Bakr Al-Baghdadi se présente comme un sayyed, un descendant du prophète. Il se fait appeler " commandeur des croyants " et délivre chaque semaine un prêche appelant au djihad, après avoir prié en public. Ses déclarations, à la fois mystiques et autoritaires – " Obéissez-moi de la même façon que vous obéissez à Dieu en vous " (à Mossoul, le 9  juin) –, sont reprises par les imams dans les mosquées et par les camions de propagande.

Un autre comportement meurtrier inhérent aux guerres de religion, explique Denis Crouzet, est de sanctifier l'espace avec l'exhibition des corps meurtris des infidèles. Lors de la Saint-Barthélemy," on traçait dans la ville des parcours sanglants pour montrer à Dieu qu'une ville lui revient. Les cadavres des huguenots, parfois des voisins, sont transportés dans les rues, mutilés. Il s'agit pour les violents, soldats et civils unis, de resacraliser Paris, d'exprimer à travers les corps démantelés l'adhésion à la justice eschatologique de Dieu ". Les partisans de l'EI se sont fait une spécialité de ces mises en scène macabres, prétendument purificatrices, tout en dynamitant les autres lieux de cultes.

Nous assisterions ainsi, dans cette région du monde, à des Saint-Barthélemy musulmanes, des dizaines de milliers d'hommes se déclarant des soldats de Dieu pour tuer en masse d'autres croyants, souvent musulmans eux aussi, comme les chiites, majoritaires en Irak. Malek Chebel, spécialiste de l'islam, rappelle que, jusqu'à ces dernières années, " de nombreux chiites et sunnites faisaient ensemble le pèlerinage de La  Mecque et vivaient côte à côte dans l'Irak de Saddam ". Cependant, ajoute-t-il, " il vaut mieux aujourd'hui ne pas être chiite dans tel quartier d'une ville d'Irak, et sunnite dans tel autre car, alors, il faut s'attendre à un double massacre à base religieuse ".

Dieu n'est pas toujours indispensable pour expliquer ces crimes de masse : d'autres analyses, militaires, psychosociologiques, politiques, nous éclairent. Au-delà d'une guerre sainte, c'est une guerre classique qui se déroule actuellement en Irak et en Syrie, et ces hommes qui tuent sans trembler ressemblent à tous les soldats du monde : ils exécutent un ennemi, ils obéissent à l'EI, un groupe armé décidé, avec son commandement, sa stratégie.

Elie Barnavi, ancien soldat de l'armée israélienne, Tsahal, rappelle dans ses Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 144  p., 12  euros) que la " psychologie du soldat " consiste en " un englobement immédiat et sans restriction des individualités " par une autorité supérieure : il obéit. Et toute guerre, précise l'historien, " porte en elle, à des degrés divers, une certaine “barbarisation” des comportements humains ". C'est cette barbarie, stade extrême de la guerre, que nous voyons à l'œuvre aujourd'hui.

Mais si toute guerre est barbare, rappelle Barnavi, elle n'est pas totalement impunie. Depuis l'émergence du droit international humanitaire né avec le tribunal de Nuremberg (1945-1946), réaffirmé après les guerres dans l'ex-Yougoslavie (1991-2001), puis le génocide des Tutsi au Rwanda en  1994, tout conflit meurtrier doit respecter les lois de la guerre : " Traiter correctement les prisonniers, distinguer entre combattants et population civile, protéger celle-ci des affres du conflit, interdire les armes de destruction massive et, en dernier ressort, juger dans des tribunaux spéciaux les principaux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ", détaille Elie Barnavi. Or, l'EI ne respecte pas les règles internationales. D'après les rapports d'Amnesty International et de Human Rights Watch, l'organisation tue les non-combattants, pille les civils, enlève des femmes.

Pour Jacques Sémelin, historien au CNRS et auteur de Purifier et détruire (Seuil, 2005), les militants de l'Etat islamique cèdent aux " vertiges de l'impunité ". C'est une autre analyse, plus politique, des exactions de l'EI. Ils jouissent du pouvoir conféré par les armes sur un territoire conquis. " La guerre sans règle devient une sorte de fête, d'ivresse de puissance, analyse-t-il. On se croit indestructible, car on donne la mort. On se prend pour Dieu. On est craint partout. Rien n'est plus grisant. "

Dans le reportage de Vice News, le combattant de l'EI Abou Mosa explique pourquoi il ne retourne pas voir sa famille. " Je suis en guerre permanente. Je ne suis jamais avec ma femme et mes enfants. Il y a des buts plus élevés. Il n'y aurait personne pour défendre l'islam si je restais avec eux. " Il préfère être avec ses " frères " et se battre pour " humilier - ses - ennemis ". Il dit encore : " Plus la situation est violente, plus on se rapproche de Dieu. " Jacques Sémelin commente : " A la paix, ils préfèrent l'état de guerre où tout devient possible, où ils libèrent leurs pulsions meurtrières et sont les maîtres. "

Au-delà du vertige d'être hors-la-loi, il y aurait donc un autre moteur à l'impunité, qui serait propre à l'humain : le plaisir de faire souffrir, de tuer, de violer, de régner. " Ces hommes ne se vantent pas de ce qu'ils font aux femmes. Ils ne racontent pas les crimes et les vols qu'ils commettent quand ils sont les maîtres du terrain ", fait remarquer l'historien. Des reportages réalisés dans le Kurdistan irakien décrivent pourtant des jeunes femmes yézidies et turkmènes, de 13 ans à 20 ans, enlevées par centaines par l'EI, violées et revendues aux soldats. Les viols collectifs constituent un classique des périodes de massacre et de génocide.

Pour Jacques Sémelin, il existe " un fond sadien " en l'homme, un " moi assassin " et jouisseur qui se libère dans les situations d'impunité et de conquête – Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, parlait déjà d'une pulsion primitive de meurtre. Et, selon l'historien, on retrouve toujours les mêmes " matrices criminelles " pour qu'il y ait passage à l'acte et meurtre de masse. On peut écrire " une grammaire du massacre ", transhistorique et transculturelle, avec ces règles presque intangibles. Ainsi, les tueurs massacrent en groupe. " Ils constituent un “nous” contre un “eux” nuisible ", au cours d'une opération identitaire, appuyée sur une idéologie totalitaire ou une religion intolérante. Ces groupes meurtriers, d'après des travaux recoupés, obéissent aux mêmes règles de comportement : " On retrouve d'habitude, développe Jacques Sémelin, un tiers de “perpétrateurs” actifs, un tiers de “suivistes” et un tiers de “réticents” ", le premier tiers entraînant les autres. C'est ce que l'on appelle l'" effet Lucifer ", selon la formule du psychologue américain Philip Zimbardo : les actifs l'emportent sur les indécis.

Autre constante rendant le massacre possible : " Les perpétrateurs doivent persuader les exécutants indécis que les victimes, les innocents désarmés, sont des ennemis dangereux, et leur crime un acte légitime. C'est d'habitude le rôle de l'idéologie ", poursuit Jacques Sémelin. Au terme de sa monumentale enquête, La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 576  p., 25  euros), l'historien Johann Chapoutot synthétise en une formule terrible comment l'idéologie nazie a justifié le pire : pour " tuer un enfant au bord de la fosse " en croyant que cela relève de la " bravoure militaire ", il faut d'abord en avoir fait un " ennemi biologique ", un être nuisible qui menace d'entraîner la dégénérescence de la race. On sait l'ampleur des crimes qui ont accompagné cette idéologie eugéniste durant la seconde guerre mondiale.

L'idéologie suffit-elle à expliquer que toute compassion, toute humanité, soit levée ? L'historienne Hélène Dumas, auteur du Génocide au village (Seuil, 384 p., 23  euros), a tenté de comprendre le drame du Rwanda en concentrant ses recherches sur une petite ville. Comment a-t-il été possible qu'entre le 7  avril et le début du mois de juillet  1994, de 800 000 à 1 million de Tutsi aient été tués par leurs voisins Hutu ? Elle a découvert sur place " un génocide de proximité ", un cauchemar où ce sont les voisins, parfois des parents, qui ont mené le massacre avec d'autant plus d'efficacité qu'ils connaissaient la région, les cachettes, les maisons. Comment comprendre ?

Hélène Dumas a notamment décrit un puissant mouvement de " déshumanisation ", à la fois mental – médiatique, politique – et physique : " On a assisté à une animalisation des Tutsi. Avant le massacre, dans plusieurs médias, on les traitait de “cafards”, de “serpents”. Ensuite, on disait qu'on allait à la chasse aux Tutsi, avec des armes de chasse. Quand on les regroupait, on disait qu'on déplaçait un troupeau de vaches. " Car on n'assassine pas des animaux, on les abat. Pire, pour les déshumaniser jusqu'au bout, on les frappait jusqu'à ce qu'ils n'aient plus forme humaine.

Animaliser, chosifier, défigurer l'autre : cela aide le criminel à se persuader qu'il ne massacre pas des visages, des vies. Qu'il ne tue pas des humains.

 

Frédéric Joignot

0 commentaire - Permalien - Partager
Commentaires