LE RÊVE BLEU poèmes nouvelles

 

 

La langue de bois

 

Moi qui depuis toujours, rêve, c'est pathétique,

De servir mon pays, la veuve et l'orphelin,

Enfin disons le mot : d'entrer en politique,

Je ne puis aujourd'hui vous taire mon chagrin.

 

J'avais à cette fin surmonté mille épreuves

Réussi les concours, et brillamment, ma foi,

Mais tout s'est écroulé, mes pleurs en sont la preuve,

A l'oral imposé de la langue de bois !

 

On m'avait enseigné pourtant la quintessence

De ce parler ronflant qu'on apprend en haut lieu,

Même à dissimuler jusqu'à l'incompétence

Sous un flot de slogans au pouvoir merveilleux.

 

Hélas, face au jury, je suis demeuré coi.

Enfuis tous les beaux mots : synergie, paradigme …

J'étais paralysé sans trop savoir pourquoi,

Allergie à ce jour qui me reste une énigme.

 

Alors moi qui rêvais d'entrer en politique,

Je vais me contenter d'assister mon prochain,

Au mieux, sans le secours de Dame Réthorique,

Et de tout simplement cultiver mon jardin !

 

Alain Gautron

 

 

Belle et heureuse année 2009 !

 

 

Le Grand Poète

 

Parce qu’un jour la Muse a permis qu’une étoile

A sa plume inspirât quelque plaisant discours,

Le voici sur le pont, à hisser la grand-voile,

Qui se dit Grand Poète et le clame alentour.

 

Hélas, ce branle-bas fit s’éclipser la Belle

Qu’épouvanterait même un vol de papillon.

Il eut beau lui jurer repentance éternelle,

C’est en vain que son cœur attendit le pardon.

 

Alors il s’en fut triste avec ses pauvres rimes

Et ses versets boiteux, désormais sans appui …

Il en fallut des pleurs, pour qu’un  matin, sublime,

Le visage espéré se tourne enfin vers lui !

 

Alain Gautron

 

Le Kergole

 

Grégoire et Marguerite habitent avec leurs deux enfants le petit bourg de B... non loin de Poitiers. Grégoire est jardinier. Pour compléter les revenus du foyer, Marguerite fait des ménages chez les voisines dès que les enfants sont à l'école, car les fins de mois sont bien difficiles. Depuis plusieurs mois, les dettes s'accumulent et malgré tous leurs efforts, aucune amélioration n'est en vue.

Or voici que depuis quelques jours, Grégoire dort mal. Chaque nuit, il est hanté par le même rêve. Pas un cauchemar, non, mais quelque chose d'insistant qui au matin le laisse épuisé avec une étrange impression.

Au début, il a mis ce fait sur le compte du surmenage et n'y a pas trop prêté attention. Grégoire est homme de bon sens, intelligent et peu enclin à bâtir des châteaux en Espagne. Il allait bien trouver une solution sans mêler quiconque à cette histoire loufoque. On se moquerait de lui !

Mais maintenant, le rêve devient une idée fixe, au point que son quotidien en est affecté. Il oublie des rendez-vous, ne se souvient plus de l'endroit où il a rangé ses outils, et ce qui est plus grave, ne parle presque plus, ni aux enfants, ni à sa femme.

Marguerite voit bien que quelque chose ne va pas. Un soir, n'y tenant plus, elle éclate en sanglots. C'est alors que Grégoire lui confie son secret.

Marguerite est une femme énergique. Elle a une idée : une voisine lui a parlé d'un homme, à Poitiers, une sorte de mage qui a des pouvoirs, paraît-il. Enfin, ce qui est sûr, c'est que le fils de la voisine en question, à la suite d'une seule consultation, a été guéri de ses cauchemars. Alors pourquoi ne pas essayer ? Grégoire finit par accepter. Si le guérisseur ne réussit pas à le soulager, il ira consulter le médecin …

Le lendemain, il s'en va donc à Poitiers, gare sa vieille 4L beige le long du Boulevard de Verdun et se rend rue Arthur Ranc où demeure le mage. Sur la porte, une belle plaque de cuivre ne laisse aucun doute sur les activités du personnage :

 

Marcel MERLIN

Docteur en sciences surnaturelles

Consultation sans rendez-vous

 

Il sonne et voit apparaître un petit vieillard souriant, plutôt rondouillard, portant une longue barbe blanche.

 

« Entrez, mon bon ami. Je suis Merlin. Entrez, entrez ! Ne faites pas attention au désordre. Asseyez-vous.

―Bonjour, docteur. Je m'appelle Grégoire.

―Que puis-je pour vous ?

―Docteur, vous allez me prendre pour un fou : chaque nuit, je fais le même rêve. Je rêve d'une recette de cuisine !

―Voilà en effet qui est singulier. De quelle recette s'agit-il ?

―Celle du kergole. Je ne sais pas ce que c'est, mais le rêve me dit qu'il faut absolument que je trouve cette recette. »

 

Merlin quitte brusquement la pièce et revient quelques instants plus tard un gros volume relié de cuir sous le bras.

 

« Kergole … voyons … Ah ! nous y voici : on appelle kergole la boisson nationale d'un peuple de l'Antiquité aujourd'hui disparu, les Kergoliens. Bla bla bla … civilisation très évoluée … bla bla bla … Très intéressant !

―On parle de la recette ?

―De la recette ? Hélas non. Il est écrit que tous les livres concernant les sciences et les arts de cette prestigieuse civilisation ont brûlé lors de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie.

―On ne trouvera jamais la recette, alors ?

―J'ai bien peur que non … quoique …

―Vous connaissez un moyen ?

―Peut-être, sûrement, même …

―Lequel ?

―Aller en Kergolie !

―Mais c'est impossible, vous dites que ce pays n'existe plus depuis …

―Calmez-vous, mon bon ami. La réalité n'est pas ce que l'on croit généralement. Vous pensez par exemple que les époques se succèdent et s'empilent les unes sur les autres, les plus anciennes étant dessous et les plus récentes au-dessus. Rien n'est plus faux ! La réalité, c'est que tout a lieu SIMULTANEMENT ! Pour changer d'époque, il suffit de changer de … Mais j'en ai trop dit ! Je bavarde, je bavarde … Oubliez tout cela. Tenez, passons dans la pièce à côté. Je vais vous montrer quelque chose. »

 

Grégoire peu rassuré suit Merlin et découvre dans la pénombre une sorte de divan relié semble-t-il à un tableau de commande. D'innombrables fils électriques courent sur le sol .

Merlin tourne une manette et toutes sortes de voyants se mettent à clignoter tandis qu'un léger sifflement emplit la pièce.

 

« Je l'appelle Morgane, elle est merveilleuse, n'est-ce pas ?

―Mais …

―C'est sans danger, je vous assure. Vous vous allongez sur ce divan, je vous hypnotise et Morgane fait le reste. Dans la seconde, vous vous retrouvez en Kergolie.

―Vous êtes sûr ?

―Absolument. Une fois là-bas, essayez de trouver quelqu'un qui connaît la recette, un passant, une cuisinière … Je me tiendrai ici, un crayon à la main et vous me la dicterez, rien n'est plus simple ! Je vous la remettrai ensuite. Ah ! j'oubliais : gardez cette recette pour vous, ne la communiquez à personne !

―Bon … Et pour … revenir ?

―Aucun problème, je vous le commanderai, c'est tout.

―Vous utilisez souvent votre  … Morga …machine ?

―Tous les jours, et avec succès, je vous le garantis ! »

 

Une heure plus tard, quand Grégoire remonte dans sa 4L, il a le sourire. Non seulement il se sent soulagé d'un grand poids, mais encore, et c'est là le plus important, il a la recette en poche ! Drôle de bonhomme, ce Merlin, mais l'expérience en valait la peine. Il en a appris des choses !

Maintenant, il va falloir mettre la recette en application. Pas facile, car elle comporte une cinquantaine d'ingrédients, par bonheur tous comestibles, et des temps de préparation très particuliers. Mais avec Marguerite, il est certain de réussir ! Quant au résultat, on verra bien, l'essentiel est que le rêve cesse.

Une semaine plus tard, la boisson est prête. Elle a une belle couleur rosée et dégage un parfum délicat. Grégoire en goûte une cuillerée, bientôt imité par sa femme. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais rien bu de pareil ! Ce breuvage est délicieux.

Le temps a passé. Toute la famille boit régulièrement du kergole chaque matin au petit déjeuner. Tous sont rayonnants de bonne santé et Grégoire ne rêve plus !

Hier, les enfants de son frère sont venus passer la journée à la maison. Comme le kergole leur a beaucoup plu, ils ont parlé à leurs parents de la merveilleuse boisson. Le soir même, Jean, le frère de Grégoire, lui a téléphoné pour demander la recette. Comment faire ?

Marguerite suggère que Grégoire leur en porte un jerrican en partant au travail le lendemain matin. Elle emplit le récipient et le porte au frais dans le garage. Mais la recette doit rester secrète ! Que faire si on la leur demande ? … On verra plus tard, la nuit porte conseil.

Cette nuit-là, justement, Grégoire a le sommeil agité. Voilà que le rêve refait surface. Au matin, Marguerite est obligée de le tirer du lit, et c'est à moitié endormi qu'il monte dans sa 4L. Il tourne la clé, mais le moteur ne démarre pas. Panne d'essence ! C'est vrai que la veille il a oublié de faire le plein. Heureusement, il a toujours un jerrican de secours dans le garage. C'est seulement quand il l'a eu versé dans le réservoir qu'il s'est souvenu du kergole à déposer chez son frère. Il a promis, et puis les neveux seront contents. Après quelques toussotements, la 4L démarre. Dix minutes plus tard, il sonne chez son frère.

Toute la famille est en train de prendre le petit déjeuner. Grégoire arrive à point, un jerrican à la main. Il le pose ostensiblement sur la table et dévisse le bouchon, puis remplit religieusement le premier verre.

C'est alors que l'incroyable se produit : une odeur inattendue emplit la cuisine.

 

« Mais, c'est de l'essence, ton truc ! s'exclame Jean. »

 

Grégoire a soudain le vertige :

« Alors, ce que j'ai mis dans le réservoir, c'est le … » 

 

A cet instant, tout à fait réveillé cette fois, notre homme a songé qu'il allait  peut-être devenir un homme riche.

 

                                                                   Alain Gautron