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EC1 n°22 Montaigne 1 Publié le Jeudi 1 Avril 2010 à 15:04:37

Montaigne Essais Exercitation

Ce ne sont mes gestes que j'escris ; c'est moy, c'est mon essence. Je tien qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux à en tesmoigner : soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage tout à fait, je l'entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy, qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie : se payer de moins, qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté : et la verité n'est jamais matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est pas tousjours presomption, c'est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est à mon advis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent, qui en defendant le parler de soy, defendent par consequent encore plus de penser à soy. L'orgueil gist en la pensée : la langue n'y peut avoir qu'une bien legere part. De s'amuser à soy, il leur semble que c'est se plaire en soy : de se hanter et prattiquer, que c'est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires, qui appellent resverie et oysiveté de s'entretenir de soy, et s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne : s'estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes.

Si quelcun s'enyvre de sa science, regardant souz soy : qu'il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits, qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoive les vies de Scipion, d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgeuillira celuy, qui mettra quand et quand en compte, tant d'imparfaittes et foibles qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l'humaine condition.

Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cest estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.

 

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EC1 n°21 Publié le Dimanche 14 Mars 2010 à 18:13:00

Saint Thomas - Somme Théologique

ARTICLE 5: Est-il permis de se tuer?

Objections:

1. Il semble que le suicide soit permis. L'homicide, en effet, n'est défendu que comme péché contre la justice. Mais il est impossible de pécher par injustice envers soi-même, ainsi que le prouve Aristote. Donc nul ne pèche en se tuant.

2. Il est permis à celui qui détient l'autorité publique de tuer les malfaiteurs. Mais parfois il est lui-même un malfaiteur. Il est donc permis de se tuer.

3. Il est permis de s'exposer spontanément à un péril moindre pour en éviter un plus grand, de même qu'il est permis, pour sauver tout son corps, de se couper un membre gangrené. Or il peut arriver qu'en se donnant la mort on évite un plus grand mal, comme serait une vie misérable ou la honte d'un péché. Il est donc permis parfois de se tuer.

4. Samson s'est suicidé (Jg 16, 30). Pourtant il est compté, d'après l'épître aux Hébreux (11, 32), parmi les saints.

5. Le deuxième livre des Maccabées (14, 41) rapporte l'exemple de Razis qui se donna la mort, « aimant mieux périr noblement que de tomber entre des mains criminelles et de subir des outrages indignes de sa noblesse ». Mais rien de noble et de courageux n'est illicite. Donc se tuer n'est pas illicite.

Cependant, S. Augustin écrit « C'est de l'homme que doit s'entendre le précepte: "Tu ne tueras point." Ni ton prochain par conséquent, ni toi-même; car c'est tuer un homme que se tuer soi-même. »

Conclusion:

Il est absolument interdit de se tuer. Et cela pour trois raisons:

1° Tout être s'aime naturellement soi-même; de là vient qu'il s'efforce, selon cet amour inné, de se conserver dans l'existence et de résister autant qu'il le peut à ce qui pourrait le détruire. C'est pourquoi le suicide va contre cette tendance de la nature et contre la charité dont chacun doit s'aimer soi-même.

2° La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout. Or chaque homme est dans la société comme une partie dans un tout; ce qu'il est appartient donc à la société. Par le suicide l'homme se rend donc coupable d'injustice envers la société à laquelle il appartient, comme le montre Aristote.

3° Enfin la vie est un don de Dieu accordé l'homme, et qui demeure toujours soumis a pouvoir de celui qui « fait mourir et qui fait vivre » Aussi quiconque se prive soi-même de la vie pèche contre Dieu, comme celui qui tue l'esclave d'autre pèche contre le maître de cet esclave, ou comme pèche encore celui qui s'arroge le droit de juger une cause qui ne lui est pas confiée. Décider de la mort ou de la vie n'appartient qu'à Dieu seul, selon le Deutéronome (32, 39): « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre. »

Solutions:

1. L'homicide est un péché non seulement parce qu'il s'oppose à la justice, mais parce qu'il est contraire à la charité que chacun doit avoir envers soi-même. De ce point de vue le suicide est un péché par rapport à soi-même.

Mais il a encore raison de péché comme opposé à la justice par rapport à la société et à Dieu.

2. Celui qui détient l'autorité publique peut licitement faire périr un malfaiteur puisqu'il a le droit de le juger. Mais nul n'est juge de soi-même. Par conséquent, il n'est pas permis à celui qui détient l'autorité publique de se tuer pour n'importe quel péché. Il peut cependant se livrer au jugement d'autres autorités.

3. Par le libre arbitre, l'homme est constitué maître de soi-même. C'est pourquoi il peut disposer de soi-même dans tout le domaine de la vie soumis à son libre arbitre; mais le passage de cette vie à une autre plus heureuse relève du pouvoir divin, non du libre arbitre de l'homme. Il n'est donc pas permis à l'homme de se tuer pour passer à une vie meilleure.

Le suicide n'est pas non plus permis pour échapper aux misères de la vie présente; puisque, comme Aristote l'a montré: « Le dernier des maux de cette vie, et de beaucoup le plus redoutable, c'est la mort. » Se donner la mort pour fuir les misères de l'existence présente est donc recourir à un plus grand mal pour en éviter un moindre.

Il n'est pas d'avantage permis de se tuer à cause d'un péché qu'on a commis. Soit parce que l'on se cause le plus grand préjudice en se privant du temps nécessaire pour faire pénitence. Soit encore parce que la mise à mort d'un malfaiteur n'est licite qu'après un jugement prononcé par la puissance publique.

Il n'est pas non plus permis à une femme de se tuer pour éviter d'être souillée. Parce qu'elle ne peut pas commettre sur elle-même le pire crime, le suicide, pour empêcher autrui de commettre un crime moindre. En effet, il n'y a pas de crime chez une femme à qui l'on fait violence, si elle refuse son consentement; comme disait sainte Lucie: « Le corps n'est souillé que si l'âme y consent. » Or il est évident que le péché de fornication ou d'adultère est moindre que l'homicide et surtout que le suicide; ce dernier crime est le pire, puisque d'une part, on se nuit à soi-même, alors qu'on se doit le plus grand amour; et que, d'autre part, il est le plus dangereux, puisqu'on n'a plus le temps de l'expier par la pénitence.

Enfin, il est encore interdit de se tuer dans la crainte de consentir au péché. Car « on ne doit pas faire le mal pour qu'il arrive du bien » ou pour éviter d'autres maux, surtout moindres et moins certains. Or, il n'est pas sûr que l'on consentira plus tard au péché. Car Dieu est assez puissant pour préserver l'homme du péché, quelles que soient les tentations qui l'assaillent.

4. D'après S. Augustin: « Samson, qui s'est enseveli avec ses ennemis sous les ruines de leur temple, n'est exempt de péché que parce qu'il obéissait ainsi à l'ordre secret du Saint-Esprit qui, par lui, faisait des miracles. » Et il attribue le même motifs aux saintes femmes qui se donnèrent la mort en temps de persécution, et dont l'Église célèbre la mémoire.

5. C'est un acte de la vertu de force de ne pas craindre de subir la mort pour le bien de la vertu et pour fuir le péché. Mais si quelqu'un se tue pour éviter un châtiment, ce n'est là qu'une apparence de force; certains se sont tués en croyant agir avec courage, c'est le cas de Razis; mais ce n'est pas là une vertu de force authentique. C'est bien plutôt le fait d'une âme faible, incapable de supporter la souffrance. Aristote et S. Augustin l'ont montré tous deux.

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EC1 n°20 Publié le Mardi 19 Janvier 2010 à 07:43:53

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Une difficulté de la psychanalyse (1917)

Freud

 

Je commencerai par dire que je n'entends pas parier d'une difficulté intellectuelle, de quelque chose qui rende la psychanalyse inaccessible à l'intelligence de celui auquel elle s'adresse (auditeur ou lecteur), mais d'une difficulté affective, de quelque chose par quoi la psychanalyse s'aliène la sympathie de l'auditeur ou du lecteur et qui rend celui-ci moins enclin à lui accorder intérêt et créance. Ainsi qu'on peut le voir, ces deux difficultés aboutissent au même résultat. Qui n'éprouve pas assez de sympathie pour une chose ne sait pas non plus la comprendre aussi aisément.

 

Par égard pour mon lecteur, que je m'imagine être un profane, je me vois forcé de reprendre les choses de plus haut. En psychanalyse, à la suite d'un grand nombre d'observations et d'impressions isolées, s'est enfin édifié quelque chose comme une théorie, connue sous le nom de « théorie de la libido ». La psychanalyse s'applique, ainsi qu'on le sait, à comprendre et à guérir des troubles appelés troubles nerveux. Il fallait, pour attaquer ce problème, trouver un point par où l'aborder, et l'on se décida à la rechercher dans la vie instinctive de l'âme. Des hypothèses relatives à la vie instinctive de l'homme devinrent ainsi la base de notre conception de la nervosité.

 

La psychologie, telle qu'elle est enseignée dans nos écoles, ne nous donne, quand nous l'interrogeons sur les problèmes de la vie psychique, que des réponses très peu satisfaisantes. Mais il n'est pas de domaine où les renseignements qu'elle nous fournit soient plus précaires qu'au domaine des instincts.

 

C'est à nous de voir ici comment trouver une première orientation. La conception populaire distingue la faim et l'amour et voit en eux les représentants des instincts qui tendent, d'une part, à la conservation de l'individu, d'autre part, à sa reproduction. En adoptant de notre côté cette distinction qui semble toute naturelle, nous séparons de même en psychanalyse les instincts de conservation, ou du moi, des instincts sexuels, et nous appelons la force avec laquelle l'instinct sexuel se manifeste dans la vie psychique libido, c'est-à-dire désir sexuel, voyant en elle quelque chose d'analogue à la faim, à la volonté de puissance, etc. au sein des instincts du moi.

 

Ceci posé, nous faisons sur ce terrain notre première découverte importante. Nous découvrons que, pour comprendre les maladies nerveuses, il faut attribuer la signification de beaucoup la plus grande aux instincts sexuels, que les névroses sont, pour ainsi dire, les maladies spécifiques de la fonction sexuelle. Nous voyons encore qu'il dépend de la quantité de la libido et de la possibilité de satisfaire celle-ci et de la décharger en la satisfaisant, qu'un sujet tombe ou non malade d'une névrose. Nous comprenons que la forme de sa maladie est déterminée par la manière dont l'individu a effectué l'évolution de sa fonction sexuelle, ou, comme nous le disons, par les fixations que sa libido a éprouvées au cours de cette évolution. Et une certaine technique que nous possédons et qui n'est pas des plus simples, technique qui nous met à même d'exercer sur le malade une influence psychique, nous permet à la fois d'élucider et de faire rétrocéder maintes sortes de névroses. Notre effort thérapeutique a le plus de succès auprès d'une certaine classe de névroses, celles qui proviennent du conflit entre les instincts du moi et les instincts sexuels. Car, chez l'homme, il arrive que les exigences des instincts sexuels, qui débordent de beaucoup l'individualité, lui semblent un danger qui menace ou sa propre conservation ou l'estime qu'il se doit à lui-même. Alors le moi se met sur la défensive, il refuse aux instincts sexuels la satisfaction qu'ils désirent, et les oblige à ces détours vers une satisfaction substitutive qui se manifeste sous forme de symptômes nerveux.

 

La thérapeutique psychanalytique parvient alors à soumettre à une révision le processus de refoulement et à mener ce conflit vers une issue meilleure, compatible avec la santé. Des adversaires incompréhensifs nous reprochent alors d'être exclusifs en estimant trop haut l'importance des instincts sexuels : l'homme possède donc d'autres intérêts que les sexuels! C'est ce que nous n'avons pas un seul instant oublié ou nié. Notre point de vue exclusif est semblable à celui du chimiste qui ramène toutes les constitutions de la matière à la force de l'attraction chimique. Il ne conteste pas par-là la pesanteur, mais c'est au physicien qu'il laisse le soin de l'estimer.

 

Au cours du travail thérapeutique, nous avons à nous préoccuper de la répartition de la libido chez le malade, nous cherchons à découvrir quelles sont les représenta­tions objectales auxquelles sa libido est fixée et nous la libérons pour la mettre à la disposition du mot. Nous sommes ainsi arrivés à nous faire un très singulier tableau de la répartition primitive de la libido chez l'homme. Nous dûmes admettre qu'au commencement du développement individuel, toute libido (toute tendance érotique, toute faculté amoureuse) est fixée à la propre personne et investit, comme nous disons, le propre moi. Ce n'est que plus tard que la libido, en prenant appui sur la satisfaction des grands besoins vitaux, déborde du moi sur les objets extérieurs, ce qui nous met à même de reconnaître les instincts libidinaux en tant que tels et de les distinguer des instincts du moi. La libido peut être détachée à nouveau de ces objets et retirée dans le mot.

 

L'état dans lequel le moi retient la libido, nous l'appelons narcissisme, en souvenir de la légende grecque du jeune Narcisse, amoureux de sa propre image reflétée dans l'eau.

 

Nous attribuons ainsi à l'individu la faculté de progresser en allant du narcissisme à l'amour objectal. Mais nous ne croyons pas qu'il arrive jamais que toute la libido du moi se déverse sur les objets. Il reste toujours dans le moi une certaine quantité de libido, un certain degré de narcissisme persiste, malgré un amour objectal très développé. Le moi est un grand réservoir hors duquel s'épand la libido destinée aux objets et vers lequel elle retourne de nouveau. La libido objecturale était primiti­vement libido du moi, et elle peut de nouveau se retransformer en libido du moi. Il est indispensable à la pleine santé du sujet que sa libido ne perde pas sa pleine mobilité. Pour rendre sensible ce rapport, pensons à une amibe, dont la substance consistante et fluide émet des pseudopodes, appendices dans lesquels la substance vitale s'étend, mais qu'elle peut à tout instant ramener de nouveau en elle, de telle sorte que la forme du petit noyau protoplasmique se trouve rétablie.

 

Ce que j'ai cherché à décrire par ce qui précède, c'est la théorie de la libido dans les névroses, sur laquelle se fonde notre manière de comprendre la nature de ces états morbides et notre intervention thérapeutique en ce qui les concerne. Il va de soi que nous considérons ces propositions de la théorie de la libido comme également vala­bles pour le comportement normal. Nous parlons du narcissisme du petit enfant et nous rapportons au narcissisme prépondérant de l'homme primitif sa croyance à la toute-puissance de ses pensées et ce fait que, par suite, il se figure pouvoir, par la technique de la magie, influer sur les événements du monde extérieur.

 

Ce préambule achevé, je voudrais exposer comment le narcissisme, l'amour-pro­pre de l'humanité en général a jusqu'à présent éprouvé, de par l'investigation scientifi­que trois graves humiliations.

 

a) Au début de cette investigation, l'homme pensa d'abord que son habitation, la terre, se tenait en repos au centre de l'univers, tandis que le soleil, la lune et les planètes se mouvaient dans des orbites circulaires autour de celle-ci. Il en croyait ainsi naïvement ses sens, car l'homme ne sent point le mouvement de la terre, et partout où il peut porter librement ses regards, il se trouve au centre d'un cercle qui renferme le monde extérieur. La position centrale de la terre lui était d'ailleurs une garantie du rôle prédominant de celle-ci dans l'univers et semblait en harmonie avec sa tendance à se sentir le seigneur de ce monde.

 

La ruine de cette illusion narcissique se rattache pour nous au nom et à l’œuvre de Nicolas Copernic, au XVIe siècle. Les pythagoriciens avaient, bien longtemps avant lui, eu des doutes sur cette situation privilégiée de la terre et Aristarque de Samos, dès le IIIe siècle avant J.-C., déclarait que la terre était plus petite que le soleil et qu'elle devait se mouvoir autour de cet astre. Ainsi, même la grande découverte de Copernic avait déjà été faite avant lui. Mais lorsqu'elle obtint l'assentiment général, l'amour-propre humain éprouva sa première humiliation, la cosmologique.

 

b) L'homme s'éleva, au cours de son évolution culturelle, au rôle de seigneur sur ses semblables de race animale. Mais, non content de cette prédominance, il se mit à creuser un abîme entre eux et lui-même. Il leur refusa la raison et s'octroya une âme immortelle, se targua d'une descendance divine qui lui permettait de déchirer tout lien de solidarité avec le monde animal. Cette présomption, ce qui est curieux, reste enco­re étrangère au petit enfant comme à l'homme primitif. Elle est le résultat d'une évolution ultérieure, à visées plus ambitieuses. L'homme primitif, au stade du toté­misme, ne trouvait nullement choquant de faire descendre son clan d'un ancêtre animal. Le mythe, qui contient le résidu de cette antique façon de penser, fait prendre aux dieux des corps d'animaux, et l'art des temps primitifs donne aux dieux des têtes d'animaux. L'enfant ne ressent aucune différence entre son propre être et celui de l'animal ; c'est sans étonnement qu'il trouve dans les contes des animaux pensants, parlants ; il déplace un affect de peur inspire par son père sur le chien ou sur le cheval, sans avoir en cela l'intention de ravaler son père. C'est seulement après avoir grandi qu'il se sera suffisamment éloigné de l'animal pour pouvoir injurier l'homme en lui donnant des noms de bêtes.

 

Nous savons tous que les travaux de Charles Darwin, de ses collaborateurs et de ses prédécesseurs, ont mis fin à cette prétention de l'homme voici à peine un peu plus d'un demi-siècle. L'homme n'est rien d'autre, n'est rien de mieux que l'animal, il est lui-même issu de la série animale, il est apparenté de plus près à certaines espèces, à d'autres de plus loin. Ses conquêtes extérieures ne sont pas parvenues à effacer les témoignages de cette équivalence qui se manifestent tant dans la conformation de son corps que dans ses dispositions psychiques. C'est là cependant la seconde humiliation du narcissisme humain : l'humiliation biologique.

 

c) La troisième humiliation, d'ordre psychologique, lui est cependant la plus sensible.

 

L'homme, quelque rabaissé qu'il soit au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s'est forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle qui sur­veille si ses propres émotions et ses propres actions sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les voilà impitoyablement inhibées et reprises. La perception intérieure, la conscience, rend compte au moi de tous les processus importants qui ont lieu dans l'appareil psychique, et la volonté, guidée par ces renseignements, exécute ce qui est ordonné par le moi, corrigeant ce qui voudrait se réaliser de manière indé­pendante. Car cette âme n'est rien de simple, mais bien plutôt une hiérarchie d'instan­ces supérieures ou inférieures, un enchevêtrement d'impulsions qui, indépendantes les unes des autres, cherchent à se réaliser et qui répondent au grand nombre d'instincts et de rapports au monde extérieur, beaucoup d'entre elles étant contraires et incompa­tibles. Il est nécessaire à la fonction psychique que l'instance supérieure prenne connaissance de tout ce qui se prépare et que sa volonté puisse pénétrer partout pour y exercer son influence. Et le moi se sent assuré aussi bien de l'intégralité et de la sûreté des renseignements que de l'exécution des ordres qu'il donne.

 

Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions, il en est autrement. Le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi; ils résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique, ils ne sont pas touchés par l'affirmation contraire de la réalité. Ou bien il survient des impulsions qui semblent provenir d'une personne étrangère, si bien que le moi les renie, mais il s'en effraie cependant et il est obligé de prendre des précautions contre elles. Le mot se dit que c'est là une maladie, une invasion étran­gère et il redouble de vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si étrangement frappé d'impuissance.

 

La psychiatrie conteste à la vérité que ces phénomènes soient le fait de mauvais esprits du dehors qui auraient fait effraction dans la vie psychique, mais elle se con­tente alors de dire en haussant les épaules : dégénérescence, prédisposition héré­ditaire, infériorité constitutionnelle! La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au mot : « Il n'y a rien d'étranger qui Se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C'est d'ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu luttes avec une partie de ta force contre l'autre partie, tu ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais contre un ennemi extérieur. Et ce n'est même pas la pire ou la plus insignifiante partie de tes forces psychiques qui s'est ainsi opposée à toi et est devenue indépen­dante de toi-même. La faute, je dois le dire, en revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes instincts sexuels et n'être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d'une manière qui ne pouvait plus te convenir. Tu n'as pas su comment ils s'y sont pris, quelles voies ils ont choisies ; seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors, comme étant le rejeton de tes instincts repoussés et tu ignores qu'il en est la satisfaction substitutive.

 

« Mais tout ce processus n'est possible qu'à une seule condition : c'est que tu te trouves encore dans l'erreur sur un autre point important. Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Laisse-toi donc instruire sur ce point-là!

 

« Le psychique ne coïncide pas en toi avec le conscient : qu'une chose se passe dans ton âme ou que tu en sois de plus averti, voilà qui n'est pas la même chose. A l'ordinaire, J'en conviens, le service d'information fait à ta conscience peut suffire à tes besoins. Tu peux te bercer de l'illusion que tu apprends tout ce qui est le plus important. Mais dans bien des cas, par exemple à l'occasion de l'un de ces conflits instinctuels, il te fait faux bond, et alors ta volonté ne va pas plus loin que ton savoir. Mais, dans tous les cas, ces renseignements de ta conscience sont incomplets et souvent peu sûrs ; bien souvent encore il se trouve que tu n'es informé des événe­ments que lorsqu'ils sont accomplis et que tu n'y peux plus rien changer. Qui pourrait, même lorsque tu n'es pas malade, estimer tout ce qui se meut dans ton âme dont tu ne sais rien ou sur quoi tu es faussement renseigné? Tu te comportes comme un monar­que absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »

 

C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison. Elles constituent à elles deux la troisième humiliation de l'amour-propre humain, je l'appellerai la psychologique. Quoi d'étonnant alors à ce que le moi n'accorde pas ses faveurs à la psychanalyse et refuse opiniâtrement d'avoir foi en elle!

 

Peu d'hommes, sans doute, s'en rendent clairement compte : ce serait une démarche lourde de conséquences pour la science comme pour la vie pratique que d'accepter l'hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons-nous d'ajouter que ce n'est pas la psychanalyse qui, la première, a fait ce pas. D'éminents philosophes peuvent être cités pour ses devanciers, avant tout autre le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente équivaut aux instincts psychiques de la psychanalyse. C'est ce même penseur, d'ailleurs, qui, en des paroles d'une inoubliable vigueur, a rappelé aux hommes l'importance toujours sous-estimée de leurs aspirations sexuelles. La psychanalyse n'a que l'unique avantage de ne pas affirmer sur un mode abstrait ces deux propositions si pénibles au narcissisme, celle de l'importance psychique de la sexualité comme celle de l'inconscience de la vie psychique. Elle en apporte la preuve au moyen d'un matériel qui intéresse chacun en particulier et qui oblige chacun à prendre parti en face de ces problèmes. Mais c'est précisément à cause de cela qu'elle s'attire l'aversion et la résistance humaines, lesquelles, devant le grand nom du philosophe, s'écartent encore, effarouchées.

 

 

 

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EC1 n°19 Publié le Mardi 19 Janvier 2010 à 07:41:12

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Bergson

L’évolution créatrice – chap. III

 

Imaginons donc un récipient plein de vapeur a une haute tension, et, çà et là, dans les parois du vase, une fissure par où la vapeur s'échappe en jet. La vapeur lancée en l'air se condense presque tout entière en gouttelettes qui retombent, et cette condensation et cette chute représentent simplement la perte de quelque chose, une interruption, un déficit. Mais une faible partie du jet de vapeur subsiste, non condensée, pendant quelques instants ; celle-là fait effort pour relever les gouttes qui tombent; elle arrive, tout au plus, à en ralentir la chute. Ainsi, d'un immense réservoir de vie doivent s'élancer sans cesse des jets, dont chacun, retombant, est un monde. L'évolution des espèces vivantes à l'intérieur de ce monde représente ce qui subsiste de la direction primitive du jet originel, et d'une impulsion qui se continue en sens inverse de la matérialité. Mais ne nous attachons pas trop à cette comparaison. Elle ne nous donnerait de la réalité qu'une image affaiblie et même trompeuse, car la fissure, le jet de vapeur, le soulèvement des gouttelettes sont déterminés né­cessairement, au lieu que la création d'un monde est un acte libre et que la vie, à l'intérieur du monde matériel, participe de cette liberté. Pensons donc plutôt à un geste comme celui du bras qu'on lève ; puis supposons que le bras, abandonné à lui-même, retombe, et que pourtant subsiste en lui, s'efforçant de le relever, quelque chose du vouloir qui l'anima : avec cette image d'un geste créateur qui se défait nous aurons déjà une représentation plus exacte de la matière. Et nous verrons alors, dans l'activité vitale, ce qui subsiste du mouvement direct dans le mouvement inverti, une réalité qui se fait à travers celle qui se défait.

 

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EC1 n°18 Publié le Mardi 19 Janvier 2010 à 07:35:01

Bergson

L'énergie spirituelle, chap. I

 

Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rôle de la conscience est de se décider, il est douteux qu'on rencontre la conscience dans des organismes qui ne se meuvent pas spontanément et qui n'ont pas de décision à prendre. À vrai dire, il n'y a pas d'être vivant qui paraisse tout à fait incapable de mouvement spontané. Même dans le monde végétal, où l'organisme est généralement fixé au sol, la faculté de se mouvoir est plutôt endormie qu'absente : elle se réveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les êtres vivants, plantes et animaux, la possèdent en droit ; mais beaucoup d'entre eux y renoncent en fait, - bien des animaux d'abord, surtout parmi ceux qui vivent en parasites sur d'autres organismes et qui n'ont pas besoin de se déplacer pour trouver leur nourriture, puis la plupart des végétaux : ceux-ci ne sont-ils pas, comme on l'a dit, parasites de la terre ? Il me paraît donc vraisemblable que la conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s'endort là où il n'y a plus de mouvement spontané, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activité libre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix; puis, à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d'autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait ? Les variations d'intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu'il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est que conscience est synonyme de choix.

Représentons-nous alors la matière vivante sous sa forme élémentaire, telle qu'elle a pu s'offrir d'abord. C'est une simple masse de gelée protoplasmique, comme celle de l'amibe; elle est déformable à volonté, elle est donc vaguement consciente. Maintenant, pour qu'elle grandisse et qu'elle évolue, deux voies s'ouvrent à elle. Elle peut s'orienter dans le sens du mouvement et de l'action - mouvement de plus en plus efficace, action de plus en plus libre : cela, c'est le risque et l'aventure, mais c'est aussi la conscience, avec ses degrés croissants de profondeur et d'intensité. Elle peut, d'autre part, abandonner la faculté d'agir et de choisir dont elle porte en elle l'ébauche, s'arranger pour obtenir sur place tout ce qu'il lui faut au lieu de l'aller chercher : c'est alors l'existence assurée, tranquille, bourgeoise, mais c'est aussi la torpeur, premier effet de l'immobilité ; c'est bientôt l'assoupissement définitif, c'est l'inconscience. Telles sont les deux voies qui s'offraient à l'évolution de la vie. La matière vivante s'est engagée en partie sur l'une, en partie sur l'autre. La première marque en gros la direction du monde animal (je dis « en gros », parce que bien des espèces animales renoncent au mouvement, et par là sans doute à la conscience) ; la seconde représente en gros celle des végétaux (je dis encore une fois « en gros », car la mobilité, et probablement aussi la conscience, peuvent se réveiller à l'occasion chez la plante).

Or, si nous considérons de ce biais la vie à son entrée dans le monde, nous la voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matière brute. Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible : si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d'indétermination l'environne. Comme, pour créer l'avenir, il faut en préparer quelque chose dans le présent, comme la préparation de ce qui sera ne peut se faire que par l'utilisation de ce qui a été, la vie s'emploie dès le début à conserver le passé et à anticiper sur l'avenir dans une durée où passé, présent et avenir empiètent l'un sur l'autre et forment une continuité indivisée : cette mémoire et cette anticipation sont, comme nous l'avons vu, la conscience même. Et c'est pourquoi, en droit sinon en fait, la conscience est coextensive à la vie.

Conscience et matérialité se présentent donc comme des formes d'existence radicalement différentes, et même antagonistes, qui adoptent un modus vivendi et s'arrangent tant bien que mal entre elles. La matière est nécessité, la conscience est liberté ; mais elles ont beau s'opposer l'une à l'autre, la vie trouve moyen de les réconcilier. C'est que la vie est précisément la liberté s'insérant dans la nécessité et la tournant à son profit. Elle serait impossible, si le déterminisme auquel la matière obéit ne pouvait se relâcher de sa rigueur. Mais supposez qu'à certains moments, en certains points, la matière offre une certaine élasticité, là s'installera la conscience. Elle s'y installera en se faisant toute petite ; puis, une fois dans la place, elle se dilatera, arrondira sa part et finira par obtenir tout, parce qu'elle dispose du temps et parce que la quantité d'indétermination la plus légère, en s'additionnant indéfiniment avec elle-même, donnera autant de liberté qu'on voudra. - Mais nous allons retrouver cette même conclusion sur de nouvelles lignes de faits, qui nous la présenteront avec plus de rigueur.

Si nous cherchons, en effet, comment un corps vivant s'y prend pour exécuter des mouvements, nous trouvons que sa méthode est toujours la même. Elle consiste à utiliser certaines substances qu'on pourrait appeler explosives et qui, semblables à la poudre à canon, n'attendent qu'une étincelle pour détoner. Je veux parler des aliments, plus particulièrement des substances ternaires - hydrates de carbone et graisses. Une somme considérable d'énergie potentielle y est accumulée, prête à se convertir en mouvement. Cette énergie a été lentement, graduellement, empruntée au soleil par les plantes ; et l'animal qui se nourrit d'une plante, ou d'un animal qui s'est nourri d'une Plante, ou d'un animal qui s'est nourri d'un animal qui s'est nourri d'une plante, etc., fait simplement passer dans son corps un explosif que la vie a fabriqué en emmagasinant de l'énergie solaire. Quand il exécute un mouvement, c'est qu'il libère l'énergie ainsi emprisonnée; il n'a, pour cela, qu'à toucher un déclic, à frôler la détente d'un pistolet sans frottement, à appeler l'étincelle : l'explosif détone, et dans la direction choisie le mouvement s'accomplit.. Si les premiers êtres vivants oscillèrent entre la vie végétale et la vie animale, c'est que la vie, à ses débuts, se chargeait à la fois de fabriquer l'explosif et de l'utiliser pour des mouvements. A mesure que végétaux et animaux se différenciaient, la vie se scindait en deux règnes, séparant ainsi l'une de l'autre les deux fonctions primitivement réunies. Ici elle se préoccupait davantage de fabriquer l'explosif, là de le faire détoner. Mais, qu'on l'envisage au début ou au terme de son évolution, toujours la vie dans son ensemble est un double travail d'accumulation graduelle et de dépense brusque : il s'agit pour elle d'obtenir que la matière, par une opération lente et difficile, emmagasine une énergie de puissance qui deviendra tout d'un coup énergie de mouvement. Or, comment procéderait autrement une cause libre, incapable de briser la nécessité à laquelle la matière est soumise, capable pourtant de la fléchir, et qui voudrait, avec la très petite influence dont elle dispose sur la matière, obtenir d'elle, dam une direction de mieux en mieux choisie, des mouvements de plus en plus puissants ? Elle s'y prendrait précisément de cette manière. Elle tâcherait de n'avoir qu'à faire jouer un déclic ou à fournir une étincelle, à utiliser instantanément une énergie que la matière aurait accumulée pendant tout le temps qu'il aurait fallu.


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