Thomas d’Aquin
Somme Théologique I, q.12
ARTICLE 12: Pouvons-nous, en cette
vie, connaître Dieu par la raison naturelle?
Objections:
1. Il semble que non,
car Boèce écrit: "La raison ne peut saisir une forme pure." Or Dieu
est la forme pure par excellence, comme on l'a montré plus haut. Donc la raison
naturelle ne peut parvenir à sa connaissance.
2. Aristote nous dit
que sans représentation imaginative, l'âme ne peut rien concevoir; mais puisque
Dieu est incorporel nous ne pouvons en avoir une telle image.
3. Connaître par la raison
naturelle est commun aux bons et aux mauvais, comme la nature elle-même. Or la
connaissance de Dieu est réservée aux bons, car S. Augustin déclare: "Le
regard de l'esprit humain ne pénètre pas dans une lumière aussi transcendante,
s'il n'est pas purifié par la sainteté de la foi."
Cependant:
Paul dit (Rm 1, 19): "Ce qu'on peut connaître de
Dieu est pour eux (les païens) manifeste", et il s'agit de ce qu'on peut
connaître de Dieu par la raison naturelle.
Conclusion:
Notre connaissance naturelle prend son origine des sens,
et il s'ensuit que notre connaissance naturelle peut s'étendre aussi loin que
les objets sensibles. Or, à partir des objets sensibles, notre intellect ne
peut parvenir jusqu'à voir l'essence divine; car les créatures sensibles sont des
effets de Dieu qui n'égalent pas la vertu de leur cause. Pour cette raison, à
partir de la connaissance des choses sensibles, on ne peut connaître toute la
puissance de Dieu, ni par suite voir son essence.
Toutefois, puisque les effets dépendent de la cause, nous
pouvons être conduits par eux à connaître ici de Dieu qu'il est, et à connaître
les attributs qui lui conviennent comme à la cause première universelle,
transcendant tous ces effets. Donc, nous connaissons sa relation aux créatures,
à savoir qu'il est cause de toutes; et la différence des créatures par rapport
à lui, qui consiste en ce qu'il n'est lui-même rien de ce que sont ses effets;
nous savons enfin que ces attributs, on ne les lui refuse pas comme lui faisant
défaut, mais parce qu'il est trop au-dessus d'eux.
Solutions:
1. La raison ne peut
atteindre à une forme simple de façon à savoir ce qu'elle est, mais elle peut
savoir d'elle qu'elle est.
2. Dieu est connu
naturellement au moyen des images de ses effets.
3. La connaissance de
Dieu par essence, étant un effet de la grâce, ne peut appartenir qu'aux bons;
mais la connaissance de Dieu par la raison naturelle peut convenir aux bons et
aux mauvais. C'est pourquoi S. Augustin, dans ses Rétractations, s'exprime
ainsi: "Je n'approuve pas ce que j'ai dit dans cette prière: "O Dieu,
qui as voulu que seuls les coeurs purs connaissent la vérité..." On peut
en effet répondre que beaucoup, parmi ceux qui ne sont pas purs, connaissent
beaucoup de vérités" par la raison naturelle.
Leibniz
Discours
métaphysique, V
5. ‑ En
quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la
simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets.
Il suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il
fait tout pour le mieux, et que rien ne saurait nuire à ceux qui
l’aiment ; mais de connaître en particulier les raisons qui l’ont pu
mouvoir à choisir cet ordre de l’univers, à souffrir les péchés, à dispenser
ses grâces salutaires d’une certaine manière, cela passe les forces d’un esprit
fini, surtout quand il n’est pas encore parvenu à la jouissance de la vue de
Dieu. Cependant on peut faire quelques remarques générales touchant la conduite
de la Providence dans le gouvernement des choses. On peut donc dire que celui
qui agit parfaitement est semblable à un excellent géomètre qui sait trouver
les meilleures constructions d’un problème ; à un bon architecte qui
ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus
avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destitué de la beauté
dont il est susceptible ; à un bon père de famille, qui emploie son bien
en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stérile ; à un habile
machiniste qui fait son effet par la voie la moins embarrassée qu’on puisse
choisir ; à un savant auteur, qui enferme le plus de réalités dans le
moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de tous les êtres, et qui
occupent le moins de volume, c’est-à-dire qui s’empêchent le moins, ce sont les
esprits, dont les perfections sont les vertus. C’est pourquoi il ne faut point
douter que la félicité des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu’il
ne la mette en exécution autant que l’harmonie générale le permet. De quoi nous
dirons davantage tantôt. Pour ce qui est de la simplicité des voies de Dieu,
elle a lieu proprement à l’égard des moyens, comme au contraire la variété,
richesse ou abondance y a lieu à l’égard des fins ou effets. Et l’un doit être
en balance avec l’autre, comme les frais destinés pour un bâtiment avec la grandeur
et la beauté qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coûte à Dieu, bien moins
qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique de son monde
imaginaire, puisque Dieu n’a que des décrets à faire pour faire naître un monde
réel ; mais, en matière de sagesse, les décrets ou hypothèses tiennent
lieu de dépense à mesure qu’elles sont plus indépendantes les unes des
autres : car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les
hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est
toujours préféré en astronomie.
Descartes
Discours de la méthode IV
Je voulus
chercher après cela d'autres vérités; et m'étant proposé l'objet des géomètres,
que je concevois comme un corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en
longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui
pouvoient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en
toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela en leur objet, je
parcourus quelques unes de leurs plus simples démonstrations; et, ayant pris garde
que cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n'est fondée que
sur ce qu'on les conçoit évidemment, suivant la règle que j'ai tantôt dite, je
pris garde aussi qu'il n'y avoit rien du tout en elles qui m'assurât de
l'existence de leur objet: car, par exemple, je voyois bien que, supposant un
triangle, il falloit que ses trois angles fussent égaux à deux droits, mais je
ne voyois rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun triangle: au
lieu que, revenant à examiner l'idée que j'avois d'un être parfait, je trouvois
que l'existence y étoit comprise en même façon qu'il est compris en celle d'un
triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d'une
sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même
encore plus évidemment; et que par conséquent il est pour le moins aussi
certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu'aucune
démonstration de géométrie le sauroit être.
Aristote
Politique I, 3 - La chrématistique
§ 11.
Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement,
sans toutefois lui appartenir de la même façon: l'un est spécial à la chose,
l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou
à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui,
contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre
a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, mais non pas
cependant avec son utilité propre; car elle n'avait point été faite pour
l'échange. J'en dirai autant de toutes les autres propriétés; l'échange, en
effet, peut s'appliquer à toutes, puisqu'il est né primitivement entre les
hommes de l'abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées
nécessaires à la vie.
§ 12.
Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de
l'acquisition naturelle. Dans l'origine, l'échange ne s'étendait pas au delà
des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première
association, celle de la famille. Pour qu'il se produise, il faut que déjà le
cercle de l'association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout
était commun; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle
s'établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents,
et dont on dut se faire part suivant le besoin. C'est encore là le seul genre
d'échange que connaissent bien des nations barbares; il ne va pas au delà du
troc des denrées indispensables; c'est, par exemple, du vin donné ou reçu pour
du blé; et ainsi du reste.
§ 13.
Ce genre d'échange est parfaitement naturel, et n'est point, à vrai dire, un
mode d'acquisition, puisqu'il n'a d'autre but que de pourvoir à la satisfaction
de nos besoins naturels. C'est là, cependant, qu'on peut trouver logiquement
l'origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se
transformèrent en se développant, par l'importation des objets dont on était
privé et l'exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit
l'usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de
transport difficile.
§ 14.
On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile
par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie; ce
fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre substance analogue, dont
on détermina d'abord la dimension et le poids, et qu'enfin, pour se délivrer
des embarras de continuels mesurages, on marqua d'une empreinte particulière,
signe de sa valeur.
§ 15.
Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la
vente, autre forme d'acquisition, excessivement simple dans l'origine, mais
perfectionnée bientôt par l'expérience, qui révéla, dans la circulation des
objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16.
Voilà comment il semble que la science de l'acquisition a surtout l'argent pour
objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de
multiplier les biens; car elle doit créer les biens et l'opulence. C'est qu'on
place souvent l’opulence dans l'abondance de l'argent, parce que c'est sur
l'argent que roulent l'acquisition et la vente; et cependant cet argent n'est
en lui-même qu'une chose absolument vaine, n'ayant de valeur que par la loi et
non par la nature, puisqu'un changement de convention parmi ceux qui en font
usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de
satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne
pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité? Et n'est-ce pas une
plaisante richesse que celle dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim?
C'est comme ce Midas de la mythologie, dont le vœu cupide faisait changer en or
tous les mets de sa table.
§ 17.
C'est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l'opulence et
la source de la richesse ne sont point ailleurs; et certes la richesse et l’acquisition
naturelles, objet de la science domestique, sont tout autre chose. Le commerce
produit des biens, non point d'une manière absolue, mais par le déplacement
d'objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c'est l'argent qui paraît surtout
préoccuper le commerce; car l'argent est l'élément et le but de ses échanges;
et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d'acquisition semble bien
réellement n'avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guéri -sons
à l'infini; comme elle, tous les arts placent dans, l'infini l'objet qu'ils
poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les
moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même
leur sert à tous de borne; bien loin de là, l'acquisition commerciale n'a pas
même pour fin le but qu'elle poursuit, puisque son but est précisément une
opulence et un enrichissement indéfinis.
§ 18.
Mais si l'art de cette richesse n'a pas de bornes, la science domestique en a,
parce que son objet est tout différent. Ainsi, l'on pourrait fort bien croire à
première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites.
Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire; tous les négociants
voient s'accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes
d'acquisition, employant le même fonds qu'elles recherchent toutes deux
également, quoique dans des vues bien diverses, l'une ayant un tout autre but
que l'accroissement indéfini de l'argent, qui est l'unique objet de l'autre,
cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique
avait aussi la même portée; et ils se persuadent fermement qu'il faut à tout
prix conserver ou augmenter à l'infini la somme d'argent qu'on possède.
§ 19.
Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans
songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n'ayant pas de bornes, on
est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n'en ont
pas davantage. Ceux-là mêmes qui s'attachent à vivre sagement recherchent aussi
des jouissances corporelles; et comme la propriété semble encore assurer ces
jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien; de là, naît
cette seconde branche d'acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument
besoin d'une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la
procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les
demande ailleurs; et Ton applique ses facultés à des usages que la nature ne
leur destinait pas.
§ 20.
Ainsi, faire de l'argent n'est pas l'objet du courage, qui ne doit nous donner
qu'une mâle assurance; ce n'est pas non plus l'objet de l'art militaire ni de
la médecine, qui doivent nous donner, l'un la victoire, l'autre la santé; et
cependant, on ne fait de toutes ces professions qu'une affaire d'argent, comme
si c'était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce
but.