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L'enfer secret des otages de l'Etat islamique Publié le Lundi 10 Novembre 2014 à 22:55:15

Le Monde

 

 

1er novembre 2014

 

L'enfer secret des otages de l'Etat islamique

 

Le " New York Times " raconte, dans un article publié le 25 octobre, l'horreur des séances de torture infligées par les djihadistes de l'Etat islamique à leurs otages enlevés en Syrie. Cinq d'entre eux, dont James Foley, ont été assassinés

Les otages sont sortis de leur cellule un par un. Dans une pièce isolée, les ravisseurs posent à chacun trois questions très personnelles, technique classique utilisée pour fournir des preuves de vie lors des négociations de libération. Quand James Foley retourne dans la cellule qu'il partage avec une vingtaine d'autres otages occidentaux, il fond en larmes de joie. Les questions que ses ravisseurs lui ont posées portent sur des détails si intimes (" Qui a pleuré au mariage de ton frère ? ", " Qui était le capitaine de ton équipe de foot au lycée ? ") qu'il sait qu'ils sont enfin en contact avec sa famille.

Nous sommes en décembre  2013. Plus d'un an s'est écoulé depuis qu'il a disparu sur une route du nord de la Syrie. Ses parents sauront enfin qu'il est vivant, dit-il à ses compagnons de captivité. Il est convaincu que son gouvernement négociera bientôt sa libération. Pour le journaliste américain de 40 ans, ce qui semble être un tournant décisif est en fait le début d'une descente aux enfers qui s'achèvera au mois d'août suivant, lorsque ses geôliers le feront agenouiller et le décapiteront devant l'objectif d'une caméra. Sa mort filmée signe la fin publique d'un calvaire très secret.

Le récit de ce qui s'est passé dans le réseau syrien des prisons clandestines de l'Etat islamique (EI) est celui d'une insoutenable souffrance. James Foley et ses codétenus ont été régulièrement passés à tabac et soumis à des simulations de noyade. Quelques-uns, parmi lesquels James Foley, ont cherché réconfort dans la religion de leurs bourreaux, se convertissant à l'islam et adoptant un prénom musulman.

Leur captivité a coïncidé avec la montée en puissance du groupe qui a émergé du chaos de la guerre civile sous le nom d'Etat islamique. Cette organisation n'existait pas en tant que telle à l'époque où James Foley a été kidnappé, mais elle s'est peu à peu imposée pour devenir le mouvement rebelle le plus puissant et le plus redouté de la région. A la deuxième année de détention de Foley, elle avait mis la main sur une bonne vingtaine d'otages et élaboré une stratégie pour monnayer leur libération.

A partir de là, les prisonniers qui avaient jusqu'alors tous été traités de la même façon ont connu des sorts différents en fonction de leur nationalité et de décisions prises à des milliers de kilomètres de là : à Washington et à Paris, à Madrid, à Rome et dans d'autres capitales. Leur lutte pour la survie, racontée ici pour la première fois, a été reconstituée à partir d'interviews avec cinq anciens otages, avec des gens du pays qui ont été témoins des traitements qui leur étaient infligés, des proches et des collègues des victimes et un cercle restreint de conseillers qui ont tenté d'œuvrer à leur libération. Le calvaire des otages est longtemps demeuré secret car les terroristes avaient fait comprendre à leurs familles qu'ils les exécuteraient si elles s'exprimaient dans les médias. Nous ne nommons ici que ceux qui ont été publiquement identifiés par l'EI, qui a commencé à donner des noms en août.

James Foley n'est qu'à quarante minutes de route de la frontière turque quand il décide de faire une dernière halte en Syrie. C'était il y a deux ans, le 22  novembre  2012, à Binesh. Foley et son collègue photographe John Cantlie entrent dans un cybercafé pour envoyer leurs reportages à leurs rédactions.

La capture

Les deux journalistes n'ignorent rien des dangers qu'il y a à couvrir la Syrie. Quelques mois plus tôt, Cantlie a été enlevé à une cinquantaine de kilomètres de Binesh, avant d'être libéré grâce à une intervention des rebelles modérés. Foley et Cantlie sont en train de télécharger leurs images sur le serveur lorsqu'un homme pénètre dans le café. " Il avait une grande barbe. Il ne souriait pas, il n'a pas prononcé un mot. Et il nous a regardés avec des yeux mauvais ", raconte Mustafa Ali, leur traducteur syrien, qui était avec eux et a livré le récit des dernières heures qu'ils ont passées ensemble.

James Foley, journaliste américain free-lance qui travaillait pour le GlobalPost et l'Agence France-Presse, et John Cantlie, photographe britannique indépendant, continuent à transmettre leurs images, selon le traducteur, dont les déclarations ont été confirmées par des e-mails que les deux journalistes ont envoyés depuis le café à un confrère qui les attendait en Turquie. Plus d'une heure plus tard, ils montent dans un taxi qui doit les emmener à la frontière turque, à quarante kilomètres de là. Ils ne sont jamais arrivés à destination.

Une camionnette dépasse le taxi sur sa gauche et lui bloque la route. Des combattants masqués en descendent et ordonnent aux journalistes de s'allonger face au sol. Ils les menottent et les poussent à l'arrière de la camionnette, laissant Mustafa Ali sur le bord de la route : " Si tu nous suis, tu es mort ", lui lancent-ils en guise d'avertissement. Au cours des quatorze mois suivants, au moins vingt-trois étrangers, journalistes indépendants et travailleurs humanitaires pour la plupart, tomberont dans le même piège.

Les enlèvements, menés par différents groupes terroristes concurrents, se sont multipliés. En juin  2013, quatre journalistes français sont capturés. En septembre, trois de leurs confrères espagnols tombent aux mains des combattants. Les checkpoints deviennent de véritables traquenards. En octobre dernier, c'est à l'un de ces points de passage que des insurgés attendent Peter Kassig, un technicien médical d'urgence originaire d'Indianapolis, âgé de 25 ans, qui livrait du matériel médical. En décembre, le chauffeur de taxi britannique Alan Henning disparaît près d'un autre checkpoint. Henning avait vidé son compte épargne pour acheter une ambulance d'occasion avec laquelle il comptait rejoindre une caravane humanitaire en Syrie. Il est kidnappé une demi-heure après son entrée dans le pays. Les derniers à disparaître sont cinq employés de Médecins sans frontières, qui se font prendre en janvier dans l'hôpital où ils travaillaient, dans la campagne syrienne.

L'interrogatoire

Le procédé s'est répété avec plusieurs otages : les ravisseurs s'emparent de leurs ordinateurs, téléphones et appareils photo et exigent les mots de passe de leurs comptes. Ils passent au peigne fin leur historique personnel sur Facebook, leurs chats sur Skype, leur photothèque et leurs e-mails, pour chercher des preuves de leur collusion avec des armées et des agences de renseignement occidentales.

C'est ce qui arrive à Marcin Suder, un reporter photographe polonais de 37 ans enlevé en juillet  2013 à Saraqeb, en Syrie, où l'on savait que les djihadistes opéraient. Passé entre les mains de plusieurs groupes, il réussit à s'enfuir au bout de quatre mois. " Ils m'ont emmené dans un bâtiment réservé aux interrogatoires, raconte-t-il. Là, ils ont fouillé mon appareil photo et vérifié ma tablette. Puis, ils m'ont complètement déshabillé. J'étais nu. Ils ont regardé s'il n'y avait pas de puce GPS sous ma peau ou dans mes vêtements. Après quoi, ils m'ont roué de coups. Ils ont tapé sur Google Marcin Suder CIA et Marcin Suder KGB. Ils m'ont accusé d'être un espion. " Marcin Suder – qui n'a jamais su le nom du groupe qui le détenait et n'a jamais rencontré d'autres otages – remarque que ses interrogateurs utilisent un vocabulaire typiquement britannique. Au cours d'une séance, ils lui ont ainsi répété qu'il avait été " naughty " (" méchant "), terme que les codétenus de James Foley ont également dit avoir entendu dans la bouche de leurs bourreaux pendant les tortures les plus brutales.

C'est à la faveur de l'un de ces interrogatoires que les djihadistes trouvent sur l'ordinateur de James Foley des clichés de militaires américains, pris durant les missions du journaliste en Afghanistan et en Irak.

" On voyait les cicatrices sur ses chevilles ", raconte Jejœn Bontinck, un Belge de 19  ans converti à l'islam qui, à l'été 2013, a passé trois semaines dans la même cellule que James Foley. " Il m'a raconté comment ils l'avaient enchaîné à une barre par les pieds et l'avaient suspendu au plafond la tête en bas, le laissant là un long moment. " Bontinck, qui a été libéré à la fin de l'année dernière, est revenu pour la première fois sur ses expériences lors d'un entretien réalisé dans sa ville natale, Anvers. Il est l'un des quarante-six jeunes Belges poursuivis pour appartenance à une organisation terroriste.

Au début, les mauvais traitements ne semblent pas servir un objectif plus vaste. Et les djihadistes eux-mêmes ne paraissent pas trop savoir ce qu'ils feront de leurs otages. A en croire Bontinck, James Foley et John Cantlie sont dans un premier temps détenus par le Front Al-Nosra, groupe affilié à Al-Qaida. Leurs gardes, trois anglophones qu'ils surnomment les " Beatles ", prennent apparemment un malin plaisir à les brutaliser.

Ils sont ensuite remis à un autre groupe dirigé par des francophones, le " Conseil de la choura - organe consultatif - des moudjahidine - combattants musulmans - ". Foley et Cantlie sont déplacés à au moins trois reprises avant d'être transférés dans les sous-sols de l'Hôpital des enfants de la ville d'Alep.

C'est dans cette prison que Bontinck rencontre deux étrangers barbus et très maigres : James Foley et John Cantlie. Le jeune Belge était à l'origine un combattant, mais il a été accusé d'espionnage et exclu du groupe après la réception d'un SMS de son père qui, depuis la Belgique, s'inquiétait pour lui.

Pendant les trois semaines où il a été enfermé au sous-sol avec eux, dès que l'appel à la prière retentissait, tous trois se levaient.

 

 

Un Américain nommé Hamza

James Foley s'est converti à l'islam peu après sa capture – cette conversion a été confirmée par trois autres otages récemment libérés, ainsi que par son ancien employeur. Selon Bontinck, il a pris le nom musulman d'Abou Hamza. " Je récitais le Coran avec lui, poursuit Bontinck. La plupart des gens faisaient semblant de se convertir dans l'espoir d'être mieux traités, mais je pense que dans son cas, il s'agissait d'une démarche sincère. "

D'anciens otages ont effectivement confirmé que la majorité des prisonniers occidentaux s'étaient convertis durent leur captivité. Seuls quelques otages sont restés fidèles à leur religion d'origine, dont Steven Sotloff, un juif pratiquant. Les derniers otages libérés affirment que Foley était fasciné par l'islam. Quand leurs geôliers leur ont apporté une édition du Coran en anglais, ceux qui faisaient simplement semblant d'être des musulmans l'ont feuilletée, rapporte l'un d'eux. Foley a passé des heures plongé dans le texte. Ses premiers gardiens, des membres du Front Al-Nosra, considéraient sa conversion avec suspicion. Mais les suivants paraissent touchés. Pendant un long moment, les brimades ont même cessé. Contrairement aux prisonniers syriens, attachés à des radiateurs, Foley et Cantlie peuvent se déplacer librement dans leur cellule.

Bontinck a eu l'occasion de demander à l'émir de la prison, un Néerlandais, si les militants avaient réclamé une rançon en échange des étrangers. Non, a été la réponse. " Il m'a expliqué qu'il y avait un plan A et un plan B ", précise Bontinck. Les journalistes devaient être placés en résidence surveillée ou être envoyés dans un camp d'entraînement djihadiste. Deux éventualités qui laissaient entendre que le groupe avait l'intention de les relâcher.

Quand Bontinck a été libéré, il a noté le numéro de téléphone des parents de Foley et promis de les appeler. Les deux hommes ont évoqué la possibilité de se revoir. Quand il est parti, il s'est dit que les journalistes, comme lui, seraient bientôt remis en liberté.

Un état terroriste

La guerre civile syrienne, auparavant dominée par des rebelles laïcs et une poignée de groupes djihadistes rivaux, avait été le théâtre de profonds changements, et le nouveau groupe extrémiste y jouait désormais un rôle-clé. Dans le courant de 2013, le bataillon qui tenait l'hôpital d'Alep fait serment d'allégeance envers ce qui s'appelait alors l'Etat islamique en Irak et en Syrie. D'autres factions rejoignent le groupe, dont les tactiques sont si extrêmes que même Al-Qaida l'a expulsé de son réseau terroriste. Et il nourrit des ambitions qui vont bien au-delà du renversement du président syrien Bachar Al-Assad. A la fin 2013, les djihadistes commencent à rassembler leurs prisonniers, les regroupant au même endroit sous l'hôpital. En janvier, au moins dix-neuf hommes cohabitent dans une cellule de 20 mètres carrés, et quatre femmes dans une pièce voisine.

Tous sauf un sont des Européens ou des Nord-Américains. La liberté relative dont jouissaient Foley et Cantlie connaît alors une fin brutale. Les prisonniers se retrouvent menottés deux par deux. Plus inquiétant encore, les gardiens francophones sont remplacés par d'autres, qui parlent anglais et que Foley reconnaît, terrifié. Ce sont eux qui l'avaient traité de " méchant " pendant les pires séances de torture, eux que les otages surnommaient les " Beatles ". Ils instaurent des règles de sécurité draconiennes. " Quand les Beatles ont pris les choses en main, ils ont voulu imposer un certain ordre aux otages ", raconte un Européen libéré depuis peu.

Les djihadistes sont passés de l'anonymat à la gestion de ce qu'ils appellent un Etat. Ils créent une bureaucratie complexe, dont un tribunal, une force de police et même un bureau de défense du consommateur qui oblige des marchands de kebabs à fermer pour avoir vendu des produits de mauvaise qualité.

Cette obsession pour l'ordre vaut aussi pour les otages. Après les avoir gardés pendant des mois sans exprimer aucune revendication, les djihadistes projettent subitement d'en tirer de l'argent. A partir de novembre  2013, chaque prisonnier reçoit l'ordre de donner l'adresse électronique d'un proche. Foley fournit celle de son frère cadet. Le groupe bombarde alors de messages les familles des otages. Ceux qui ont pu les comparer ont constaté que le texte en avait été copié et collé à partir d'un même modèle.

Le tri

En décembre  2013, les djihadistes ont échangé plusieurs messages avec la famille de Foley et d'autres otages. Foley se prend à espérer qu'il sera bientôt de retour chez lui. Il se consacre à la préparation d'une version carcérale de " Secret Santa ". Chaque prisonnier doit offrir à un autre un cadeau fabriqué à partir de déchets. Ce Père Noël improvisé a ainsi apporté à Foley un cercle fait à partir de la cire récupérée d'une bougie pour poser son front quand il se penche pour prier sur le sol de béton.

Au fil des semaines, il s'aperçoit que l'on vient régulièrement chercher ses camarades de cellule européens pour les interroger. Pas lui. Ni les autres Américains ou les Britanniques. Rapidement, les prisonniers comprennent que leurs ravisseurs ont identifié quels sont les pays les plus susceptibles de verser une rançon, assure un ancien otage, un des cinq qui ont accepté de décrire leurs conditions de vie dans le réseau de prisons de l'Etat islamique à condition que leur anonymat soit respecté. " Les ravisseurs savaient quels pays seraient les plus ouverts à leurs exigences, et ils ont créé un classement basé sur la facilité avec laquelle ils pensaient pouvoir négocier, dit un autre. Ils ont commencé par les Espagnols. "

Les négociations pour la libération des prisonniers espagnols progressent rapidement – le premier a été libéré en mars, six mois après sa capture –, puis les djihadistes passent aux quatre journalistes français. Après avoir répondu à des questions supplémentaires sur leur vie privée, les prisonniers européens sont filmés, les vidéos étant destinées à être envoyées à leurs familles ou à leurs gouvernements. Des vidéos de plus en plus dures, allant jusqu'à inclure des menaces de mort et des dates d'exécution. Dans une vidéo, les geôliers alignent les prisonniers français affublés de ces tenues orange. Puis, à en croire d'anciens otages et des témoins, ils en choisissent quelques-uns qu'ils soumettent à des waterboardings (simulations de noyade).

Avec le temps, les vingt-trois prisonniers sont répartis en deux groupes. Les trois Américains et les trois otages britanniques font l'objet des traitements les plus brutaux, tant à cause des griefs à l'encontre de leurs pays que parce que ceux-ci refusent de négocier, selon plusieurs sources au fait des événements. " La haine de l'Amérique fait partie de l'ADN de ce groupe, dit l'une d'elles. Mais ils se sont également aperçus que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne étaient les moins susceptibles de payer. "

Dans ce sous-ensemble particulier, les anciens otages reconnaissent que Foley a été celui qui a le plus souffert. Outre d'interminables passages à tabac, il a aussi subi des simulacres d'exécution et a été régulièrement victime de waterboarding.

Cette torture, censée reproduire la noyade, peut causer une perte de conscience chez les victimes. Quand un des prisonniers était emmené, ses camarades étaient soulagés quand il revenait couvert de sang. " C'est quand il n'y avait pas de sang, indique l'un de ses anciens compagnons de détention, que nous savions qu'il avait eu droit à bien pire. "

Les négociations traînant en longueur, les conditions de vie empirent. Pendant une longue période, les prisonniers ne reçoivent que l'équivalent d'une tasse de thé de nourriture par jour. Dans leur sous-sol, la seule source de lumière se résume à un mince filet de soleil qui se faufile sous leur porte verrouillée. Après le crépuscule, ils n'y voient plus et se renversent leur nourriture dessus, si bien que les gardiens finiront par leur accorder une lampe torche.

La plupart des endroits où ils sont enfermés n'ont que quelques couvertures et pas de matelas. Certains des prisonniers prennent des vieux pantalons qu'ils bourrent de chiffons avant d'en nouer les extrémités pour en faire des oreillers de fortune. Peu à peu, ils se retournent les uns contre les autres. Des bagarres éclatent.

Foley partage ses maigres rations. Dans le froid de l'hiver syrien, il donne son unique couverture à un de ses camarades. Il s'occupe également de divertir les autres, leur propose des jeux et des activités comme le Risk, un jeu de société où l'on déplace des armées imaginaires sur une carte. Les otages se fabriquent un jeu d'échecs à partir de bouts de papier. Ils rejouent des films, qu'ils se racontent scène par scène. Et ils s'organisent pour donner des conférences sur des sujets qu'ils maîtrisent.

Au printemps, on les transfère du sous-sol de l'hôpital d'Alep à Raqqa, capitale du califat autoproclamé de l'Etat islamique. Là, on les incarcère dans un bâtiment à l'extérieur d'une installation pétrolière, et on les répartit de nouveau par sexe. Au mois de mars, les djihadistes obtiennent satisfaction dans leurs négociations avec l'Espagne.

En avril, près de la moitié des otages ont été libérés. Mais aucun progrès n'a été enregistré pour ce qui est des rançons réclamées par les djihadistes en échange des prisonniers américains et britanniques. Durant la phase de tri, les gardes estiment que le seul otage russe, que les autres connaissent sous le nom de Sergueï, est la marchandise la moins négociable. Identifié par les médias russes comme étant Sergueï Gorbounov, on le voit pour la dernière fois dans une vidéo diffusée en octobre  2013. Il balbutie que si Moscou ne répond pas aux exigences des ravisseurs, il sera tué.

Un jour, au printemps suivant, des hommes masqués emmènent le prisonnier terrorisé hors de sa cellule, l'abattent et filment ensuite son cadavre. Puis ils montrent les images aux otages survivants. " Voilà ce qui vous attend si votre gouvernement ne paie pas. "

Les adieux

Presque toutes les deux semaines, Foley voit ses compagnons de cellule partir, libres. Alors que le nombre de gens occupant leur cellule de vingt mètres carrés s'amenuise, il devient difficile de garder espoir. Pourtant, Foley continue de croire que son gouvernement viendra à son secours, racontent ses proches.

Fin mai, les derniers otages constatent de nouveau que leur sort tient beaucoup à la couleur de leur passeport. D'ordinaire, ceux qui ont été enlevés ensemble sont relâchés ensemble. Mais il en va différemment dans le cas de l'Italien et du Britannique de l'ONG française Acted, capturés à un peu plus d'un kilomètre de la frontière turque alors qu'ils rentraient d'un camp de réfugiés où ils avaient livré des tentes.

Le 27  mai, l'Italien Federico Motka apprend qu'il peut partir, l'Italie ayant apparemment versé une rançon (ce que nient les autorités italiennes). Mais son collègue David Haines reste attaché dans sa cellule. Il sera décapité en septembre, après avoir été contraint de lire un texte rejetant la responsabilité de sa mort sur son gouvernement.

En juin, on ne compte plus que sept prisonniers, quatre Américains et trois Britanniques – tous citoyens de pays qui refusent de payer des rançons. Dans un article publié il y a peu dans Dabiq, un magazine officiel de l'Etat islamique, les djihadistes affirment que les frappes déclenchées sous commandement américain à partir du mois d'août représentent le dernier clou dans le cercueil des otages.

" Alors que le gouvernement américain traînait les pieds, répugnant à sauver la vie de James, peut-on lire dans le magazine, des négociations étaient entreprises par les gouvernements de plusieurs prisonniers européens, ce qui a abouti à la libération de plus d'une dizaine d'entre eux une fois satisfaites les exigences de l'Etat islamique. "

Quinze otages ont été libérés de mars à juin, pour un montant moyen de plus de 2  millions d'euros, selon les anciens prisonniers et leurs proches. Un des derniers à partir est Daniel Rye Ottosen, un photographe danois âgé de 25  ans, relâché en juin après que sa famille a collecté une rançon de plusieurs millions d'euros, d'après trois personnes au courant des négociations. Il fait partie de ces nombreux otages qui, en partant, ont réussi à emporter avec eux des lettres de ses compagnons de cellule.

Foley, lui, semble avoir compris que la fin était proche. Dans une lettre à sa famille, tout en leur exprimant son amour, il a glissé une phrase leur expliquant comment dépenser l'argent de son compte en banque.

En août, quand les militants sont venus le chercher, ils lui ont fait enfiler une paire de sandales en plastique. Ils l'ont emmené jusqu'à une hauteur pelée à l'extérieur de Raqqa, où ils l'ont fait agenouiller. Il a fixé la caméra, une expression de défi dans le regard. Et ils lui ont tranché la gorge. Deux semaines plus tard, une vidéo comparable est postée sur YouTube, montrant la mort de Sotloff. En septembre, les militants mettent en ligne l'exécution de Haines. En octobre, ils tuent Henning.

Des vingt-trois otages de départ, il n'en reste plus que trois : deux Américains, Kassig et une femme dont le nom n'a jamais été rendu public, et un Britannique, Cantlie. Le prochain sur la liste sera Kassig, ont proclamé les djihadistes. Dans toute l'Europe, ceux qui en ont réchappé ont eu un choc quand ils ont vu les images de l'assassinat de leurs camarades : ces sandalettes bon marché en plastique beige visibles à côté du corps de Foley, ils les avaient portées eux aussi. Tous les avaient portées pour se rendre aux toilettes. Ceux qui ont survécu ont porté les mêmes sandales que ceux qui sont morts.

Rukmini Callimachi (avec Glenna Gordon, Eric Schmitt, Karam Shoumali et l'aide de Jack Begg, Sheelagh McNeill et Alain Delaquérière)

Toujours en captivité, le photographe britannique John Cantlie est apparu dans une vidéo de propagande diffusée le 27 octobre. L'otage se trouve à l'air libre, apparemment dans la ville de Kobané, en proie à d'intenses combats entre l'Etat islamique et les combattants kurdes. Il y affirme que la bataille de Kobané est terminée et que les combattants islamistes " n'ont pas battu en retraite, contrairement à ce qu'affirment les médias occidentaux ".

Au nom de la foi

 

 

 

Massacrer en invoquant Dieu : c'est le précepte défendu par les partisans de l'Etat islamique, mais aussi, avant eux, par les catholiques lors de la Saint-Barthélemy. Est-ce le seul moteur des crimes de masse ? Tentatives d'explication

Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l'imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé Etat islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s'allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.

Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l'arme blanche ou d'une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d'autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d'images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.

La " sympathie " abrogée

Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d'anciens voisins ? A quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu'en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l'acte ?

L'éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d'un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu'" il n'y a pas de guerre, pas de génocide, pas d'abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d'autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu'elle appelle ". Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l'autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette " suspension " est autant psychologique qu'idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l'autoriser.

Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C'est un constat historique effrayant. C'est aussi l'argument des partisans de l'EI. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. " Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j'imposerai la charia par les armes ", expliquait, fin août, Abou Mosa, 30  ans, représentant de l'EI, dans un reportage vidéo du groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de l'EI chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les chrétiens d'Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, " parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l'humanité ". Ils doivent " se convertir, ou fuir, ou périr ". Pour eux, l'interdit de meurtre est levé. Alors, l'EI tue sans états d'âme, en masse. La " sympathie " de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.

Depuis la découverte des " neurones miroirs " ou " neurones de l'empathie " par l'équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en  1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres " comme si " elles étaient siennes, au niveau d'un " vécu ", sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.

Comment un dieu, l'être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d'autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l'histoire. VIIe-XXIe  siècle (Perrin, 2006), l'historien israélien Elie Barnavi rappelle que " la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu'ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ". Quand elle est pensée comme " la seule vraie foi ", la religion transforme l'innocent d'une autre Eglise (ou l'athée) en " infidèle " ou en " hérétique ", et le tueur en soldat de Dieu.

Elie Barnavi explique ce terrible tour de passe-passe : " Le guerrier de Dieu se bat pour faire advenir la loi divine, telle qu'elle a été formulée une fois pour toutes dans un Livre saint. Dans cette optique, l'infidèle est un obstacle qui se dresse sur le chemin du salut de tous, à éliminer de toute urgence, et sans pitié. "

Un autre historien des guerres de religion, Denis Crouzet, avance que les comportements meurtriers de l'EI rappellent d'effroyables " actions de sanctification " lors du massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Les guerres de religion, note-t-il, se ressemblent dans l'horreur. Il remarque, par exemple, une même confusion entre l'état de soldat et celui de croyant en armes : " Les armées de croisés du XVIe  siècle étaient faiblement professionnalisées du fait des recrues, qui étaient plutôt des militants de la foi. Quand elles prenaient une ville, l'esprit de croisade reprenait le dessus avec l'appel au meurtre des “impurs” et des “démons”. " De même, l'EI est composé d'anciens soldats de l'armée de Saddam Hussein, de sunnites radicaux et de militants du djihad venus de plusieurs pays. Cet été, dans la province de Ninive, quand ils ont exécuté en masse des yézidis – une communauté kurdophone estimée à500 000 personnes en Irak –, ils ont affirmé que ceux-ci étaient des " adorateurs de Satan ". L'ONU a estimé, mardi 21 octobre, que ce crime pourrait constituer une " tentative de génocide ".

Denis Crouzet signale d'autres similitudes : " Pour fanatiser les soldats croyants, il faut des chefs religieux charismatiques et des prédicateurs appelant à la croisade. A Paris, en  1552, le prédicateur François le Picart affirmait que les signes avant-coureurs du retour du Christ sur terre se manifestaient par l'athéisme, l'hérésie et l'Antéchrist se faisant adorer comme Dieu. " Pendant la Saint-Barthélemy, le prêtre Artus Désiré avance que " le pardon est un péché " et qu'il n'est plus temps de tergiverser avec le mal : 3 000 huguenots sont massacrés.

Pareillement, dans le califat autoproclamé par l'EI, le " calife " Abou Bakr Al-Baghdadi se présente comme un sayyed, un descendant du prophète. Il se fait appeler " commandeur des croyants " et délivre chaque semaine un prêche appelant au djihad, après avoir prié en public. Ses déclarations, à la fois mystiques et autoritaires – " Obéissez-moi de la même façon que vous obéissez à Dieu en vous " (à Mossoul, le 9  juin) –, sont reprises par les imams dans les mosquées et par les camions de propagande.

Un autre comportement meurtrier inhérent aux guerres de religion, explique Denis Crouzet, est de sanctifier l'espace avec l'exhibition des corps meurtris des infidèles. Lors de la Saint-Barthélemy," on traçait dans la ville des parcours sanglants pour montrer à Dieu qu'une ville lui revient. Les cadavres des huguenots, parfois des voisins, sont transportés dans les rues, mutilés. Il s'agit pour les violents, soldats et civils unis, de resacraliser Paris, d'exprimer à travers les corps démantelés l'adhésion à la justice eschatologique de Dieu ". Les partisans de l'EI se sont fait une spécialité de ces mises en scène macabres, prétendument purificatrices, tout en dynamitant les autres lieux de cultes.

Nous assisterions ainsi, dans cette région du monde, à des Saint-Barthélemy musulmanes, des dizaines de milliers d'hommes se déclarant des soldats de Dieu pour tuer en masse d'autres croyants, souvent musulmans eux aussi, comme les chiites, majoritaires en Irak. Malek Chebel, spécialiste de l'islam, rappelle que, jusqu'à ces dernières années, " de nombreux chiites et sunnites faisaient ensemble le pèlerinage de La  Mecque et vivaient côte à côte dans l'Irak de Saddam ". Cependant, ajoute-t-il, " il vaut mieux aujourd'hui ne pas être chiite dans tel quartier d'une ville d'Irak, et sunnite dans tel autre car, alors, il faut s'attendre à un double massacre à base religieuse ".

Dieu n'est pas toujours indispensable pour expliquer ces crimes de masse : d'autres analyses, militaires, psychosociologiques, politiques, nous éclairent. Au-delà d'une guerre sainte, c'est une guerre classique qui se déroule actuellement en Irak et en Syrie, et ces hommes qui tuent sans trembler ressemblent à tous les soldats du monde : ils exécutent un ennemi, ils obéissent à l'EI, un groupe armé décidé, avec son commandement, sa stratégie.

Elie Barnavi, ancien soldat de l'armée israélienne, Tsahal, rappelle dans ses Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 144  p., 12  euros) que la " psychologie du soldat " consiste en " un englobement immédiat et sans restriction des individualités " par une autorité supérieure : il obéit. Et toute guerre, précise l'historien, " porte en elle, à des degrés divers, une certaine “barbarisation” des comportements humains ". C'est cette barbarie, stade extrême de la guerre, que nous voyons à l'œuvre aujourd'hui.

Mais si toute guerre est barbare, rappelle Barnavi, elle n'est pas totalement impunie. Depuis l'émergence du droit international humanitaire né avec le tribunal de Nuremberg (1945-1946), réaffirmé après les guerres dans l'ex-Yougoslavie (1991-2001), puis le génocide des Tutsi au Rwanda en  1994, tout conflit meurtrier doit respecter les lois de la guerre : " Traiter correctement les prisonniers, distinguer entre combattants et population civile, protéger celle-ci des affres du conflit, interdire les armes de destruction massive et, en dernier ressort, juger dans des tribunaux spéciaux les principaux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ", détaille Elie Barnavi. Or, l'EI ne respecte pas les règles internationales. D'après les rapports d'Amnesty International et de Human Rights Watch, l'organisation tue les non-combattants, pille les civils, enlève des femmes.

Pour Jacques Sémelin, historien au CNRS et auteur de Purifier et détruire (Seuil, 2005), les militants de l'Etat islamique cèdent aux " vertiges de l'impunité ". C'est une autre analyse, plus politique, des exactions de l'EI. Ils jouissent du pouvoir conféré par les armes sur un territoire conquis. " La guerre sans règle devient une sorte de fête, d'ivresse de puissance, analyse-t-il. On se croit indestructible, car on donne la mort. On se prend pour Dieu. On est craint partout. Rien n'est plus grisant. "

Dans le reportage de Vice News, le combattant de l'EI Abou Mosa explique pourquoi il ne retourne pas voir sa famille. " Je suis en guerre permanente. Je ne suis jamais avec ma femme et mes enfants. Il y a des buts plus élevés. Il n'y aurait personne pour défendre l'islam si je restais avec eux. " Il préfère être avec ses " frères " et se battre pour " humilier - ses - ennemis ". Il dit encore : " Plus la situation est violente, plus on se rapproche de Dieu. " Jacques Sémelin commente : " A la paix, ils préfèrent l'état de guerre où tout devient possible, où ils libèrent leurs pulsions meurtrières et sont les maîtres. "

Au-delà du vertige d'être hors-la-loi, il y aurait donc un autre moteur à l'impunité, qui serait propre à l'humain : le plaisir de faire souffrir, de tuer, de violer, de régner. " Ces hommes ne se vantent pas de ce qu'ils font aux femmes. Ils ne racontent pas les crimes et les vols qu'ils commettent quand ils sont les maîtres du terrain ", fait remarquer l'historien. Des reportages réalisés dans le Kurdistan irakien décrivent pourtant des jeunes femmes yézidies et turkmènes, de 13 ans à 20 ans, enlevées par centaines par l'EI, violées et revendues aux soldats. Les viols collectifs constituent un classique des périodes de massacre et de génocide.

Pour Jacques Sémelin, il existe " un fond sadien " en l'homme, un " moi assassin " et jouisseur qui se libère dans les situations d'impunité et de conquête – Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, parlait déjà d'une pulsion primitive de meurtre. Et, selon l'historien, on retrouve toujours les mêmes " matrices criminelles " pour qu'il y ait passage à l'acte et meurtre de masse. On peut écrire " une grammaire du massacre ", transhistorique et transculturelle, avec ces règles presque intangibles. Ainsi, les tueurs massacrent en groupe. " Ils constituent un “nous” contre un “eux” nuisible ", au cours d'une opération identitaire, appuyée sur une idéologie totalitaire ou une religion intolérante. Ces groupes meurtriers, d'après des travaux recoupés, obéissent aux mêmes règles de comportement : " On retrouve d'habitude, développe Jacques Sémelin, un tiers de “perpétrateurs” actifs, un tiers de “suivistes” et un tiers de “réticents” ", le premier tiers entraînant les autres. C'est ce que l'on appelle l'" effet Lucifer ", selon la formule du psychologue américain Philip Zimbardo : les actifs l'emportent sur les indécis.

Autre constante rendant le massacre possible : " Les perpétrateurs doivent persuader les exécutants indécis que les victimes, les innocents désarmés, sont des ennemis dangereux, et leur crime un acte légitime. C'est d'habitude le rôle de l'idéologie ", poursuit Jacques Sémelin. Au terme de sa monumentale enquête, La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 576  p., 25  euros), l'historien Johann Chapoutot synthétise en une formule terrible comment l'idéologie nazie a justifié le pire : pour " tuer un enfant au bord de la fosse " en croyant que cela relève de la " bravoure militaire ", il faut d'abord en avoir fait un " ennemi biologique ", un être nuisible qui menace d'entraîner la dégénérescence de la race. On sait l'ampleur des crimes qui ont accompagné cette idéologie eugéniste durant la seconde guerre mondiale.

L'idéologie suffit-elle à expliquer que toute compassion, toute humanité, soit levée ? L'historienne Hélène Dumas, auteur du Génocide au village (Seuil, 384 p., 23  euros), a tenté de comprendre le drame du Rwanda en concentrant ses recherches sur une petite ville. Comment a-t-il été possible qu'entre le 7  avril et le début du mois de juillet  1994, de 800 000 à 1 million de Tutsi aient été tués par leurs voisins Hutu ? Elle a découvert sur place " un génocide de proximité ", un cauchemar où ce sont les voisins, parfois des parents, qui ont mené le massacre avec d'autant plus d'efficacité qu'ils connaissaient la région, les cachettes, les maisons. Comment comprendre ?

Hélène Dumas a notamment décrit un puissant mouvement de " déshumanisation ", à la fois mental – médiatique, politique – et physique : " On a assisté à une animalisation des Tutsi. Avant le massacre, dans plusieurs médias, on les traitait de “cafards”, de “serpents”. Ensuite, on disait qu'on allait à la chasse aux Tutsi, avec des armes de chasse. Quand on les regroupait, on disait qu'on déplaçait un troupeau de vaches. " Car on n'assassine pas des animaux, on les abat. Pire, pour les déshumaniser jusqu'au bout, on les frappait jusqu'à ce qu'ils n'aient plus forme humaine.

Animaliser, chosifier, défigurer l'autre : cela aide le criminel à se persuader qu'il ne massacre pas des visages, des vies. Qu'il ne tue pas des humains.

 

Frédéric Joignot

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Les étranges calculs d'un député UMP sur l'islamisation dans les prisons

Le Monde.fr | 24.10.2014 à 17h39 • Mis à jour le 24.10.2014 à 19h37 | Par Maxime Vaudano

 

 

60 %C'est le « chiffre-choc » de la semaine, issu d'un rapport non moins « explosif » repris par une grande partie de la presse à la suite du Figaro, qui l'affichait, jeudi 23 octobre, sur sa une : 60 % de la population des prisons françaises seraient de « religion ou de culture musulmane », laissant augurer un véritable risque de radicalisation islamiste chez « plusieurs centaines d'individus ».

Un examen du rapport en question, œuvre du député UMP de l'Yonne Guillaume Larrivé, permet de s'interroger sur le constat. La statistique de 60 % ne provient pas d'un recensement officiel, puisque les statistiques ethniques et religieuses sont interdites en France. Il s'agit d'une estimation à la louche basée sur un livre publié en 2004 par le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar, spécialiste de l'islam en France, dont le dernier ouvrage sur La Radicalisation paraîtra en novembre. A l'aide d'une moyenne grossière entre la fourchette basse et la fourchette haute évoquée dans l'ouvrage, le député arrive au chiffre de 60 %.

Extrait du rapport de Guillaume Larrivé sur la radicalisation islamiste en prison. | chaud

Le problème est que les estimations de Farhad Khosrokhavar ne concernaient que « les établissements proches des grands centres urbains et des quartiers sensibles », et non l'ensemble des prisons françaises. « A partir de différents indices, issus de discussions avec les imams, les directeurs de prison et certains de mes collègues, j'estime plutôt la moyenne nationale à 50 % des détenus », explique-t-il aux Décodeurs. Ce qui resterait quand même largement au-dessus de la part des musulmans dans la population française, estimée entre 7 et 8 %.

Un large phénomène de radicalisation ?

Sans transition, le député Guillaume Larrivé aboutit ensuite au chiffre de « plusieurs centaines de détenus » susceptibles d'être concernés par la radicalisation islamiste, citant les exemples de Mohamed Merah et Medhi Nemmouche, tous deux « incarcérés en France avant de basculer dans le terrorisme ». Un chiffre difficile à étayer, selon Farhad Khosrokhavar, qui dénonce une confusion croissante entre le fondamentalisme musulman et la radicalisation islamiste.

  • Le fondamentalisme, conception rigoriste de l'islam, est facilement repérable par les personnels pénitentiaires (barbes, appels à la prière collective), mais il n'est pas synonyme de haine ou de violence.
  • La véritable radicalisation, paradoxalement, est devenue beaucoup plus difficile à déceler, car elle s'est faite plus discrète au cours des dernières années. Dans son rapport, Guillaume Larrivé relève le terme « Taqiya », qui « désigne la permission faite aux musulmans vivant dans des pays en guerre de dissimuler leur foi et d'en violer les préceptes pour mieux la défendre face aux infidèles ». Selon Farhad Khosrokhavar, elle reste « un phénomène exceptionnel » comparé au fondamentalisme, qui a « un avenir important ».

Le député et le sociologue s'accordent sur le fait qu'il est très difficile pour les surveillants de comprendre « le nouveau modèle de radicalisation » des détenus, mais en tirent des interprétations diamétralement opposées.

Guillaume Larrivé propose une kyrielle de mesures « anti-radicalisation », avec des formations pour les personnels, les détenus et une surveillance accrue des prison.

Des propositions inapplicables dans le contexte pénitentiaire budgétaire et humain, selon Farhad Khosrokhavar, qui estime que « la prison n'est pas le lieu de la déradicalisation » : « Elle doit être prise en charge par la société civile, à l'extérieur des barreaux, comme au Royaume-Uni ou au Danemark ». Il pense en outre que « le véritable problème n'est pas l'idéologie religieuse : certains radicalisés sont tout simplement des psychopathes, tandis que d'autres utilisent l'islam pour défier l'institution carcérale et la société ».

 

  •  Maxime Vaudano
    Journaliste au Monde.fr 
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il y a 49 ans.... Publié le Lundi 10 Novembre 2014 à 22:48:38

PAUL, ÉVÊQUE,
SERVITEUR DES SERVITEURS DE DIEU,
AVEC LES PÈRES DU SAINT CONCILE,
POUR QUE LE SOUVENIR S'EN MAINTIENNE À JAMAIS.

DÉCLARATION SUR LES RELATIONS DE L'ÉGLISE
AVEC LES RELIGIONS NON CHRÉTIENNES

NOSTRA AETATE
 

1. Préambule

À notre époque où le genre humain devient de jour en jour plus étroitement uni et où les relations entre les divers peuples se multiplient, l’Église examine plus attentivement quelles sont ses relations avec les religions non chrétiennes. Dans sa tâche de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et aussi entre les peuples, elle examine ici d’abord ce que les hommes ont en commun et qui les pousse à vivre ensemble leur destinée.

Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter tout le genre humain sur toute la face de la terre [1] ; ils ont aussi une seule fin dernière, Dieu, dont la providence, les témoignages de bonté et les desseins de salut s’étendent à tous [2], jusqu’à ce que les élus soient réunis dans la Cité sainte, que la gloire de Dieu illuminera et où tous les peuples marcheront à sa lumière [3].

Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme aujourd’hui, agitent profondément le cœur humain : Qu’est-ce que l’homme? Quel est le sens et le but de la vie? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le péché? Quels sont l’origine et le but de la souffrance? Quelle est la voie pour parvenir au vrai bonheur? Qu’est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la mort ? Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui embrasse notre existence, d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ?

2. Les diverses religions non chrétiennes

Depuis les temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui, on trouve dans les différents peuples une certaine perception de cette force cachée qui est présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine, parfois même une reconnaissance de la Divinité suprême, ou même d’un Père. Cette perception et cette reconnaissance pénètrent leur vie d’un profond sens religieux. Quant aux religions liées au progrès de la culture, elles s’efforcent de répondre aux mêmes questions par des notions plus affinées et par un langage plus élaboré. Ainsi, dans l’hindouisme, les hommes scrutent le mystère divin et l’expriment par la fécondité inépuisable des mythes et par les efforts pénétrants de la philosophie ; ils cherchent la libération des angoisses de notre condition, soit par les formes de la vie ascétique, soit par la méditation profonde, soit par le refuge en Dieu avec amour et confiance. Dans le bouddhisme, selon ses formes variées, l’insuffisance radicale de ce monde changeant est reconnue et on enseigne une voie par laquelle les hommes, avec un cœur dévot et confiant, pourront acquérir l’état de libération parfaite, soit atteindre l’illumination suprême par leurs propres efforts ou par un secours venu d’en haut. De même aussi, les autres religions qu’on trouve de par le monde s’efforcent d’aller, de façons diverses, au-devant de l’inquiétude du cœur humain en proposant des voies, c’est-à-dire des doctrines, des règles de vie et des rites sacrés.

L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses [4]. Elle exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec les adeptes d’autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux.

3. La religion musulmane

L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre [5], qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.

Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.

4. La religion juive

Scrutant le mystère de l’Église, le saint Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham.

L’Église du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, chez les patriarches, Moïse et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d’Abraham selon la foi [6], sont inclus dans la vocation de ce patriarche, et que le salut de l’Église est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la terre de servitude. C’est pourquoi l’Église ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les Gentils [7]. L’Église croit, en effet, que le Christ, notre paix, a réconcilié les Juifs et les Gentils par sa croix et en lui-même, des deux, a fait un seul [8].

L’Église a toujours devant les yeux les paroles de l’apôtre Paul sur ceux de sa race « à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches, et de qui est né, selon la chair, le Christ » (Rm 9, 4-5), le Fils de la Vierge Marie. Elle rappelle aussi que les Apôtres, fondements et colonnes de l’Église, sont nés du peuple juif, ainsi qu’un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l’Évangile du Christ.

Selon le témoignage de l’Écriture Sainte, Jérusalem n’a pas reconnu le temps où elle fut visitée [9] ; les Juifs, en grande partie, n’acceptèrent pas l’Évangile, et même nombreux furent ceux qui s’opposèrent à sa diffusion [10]. Néanmoins, selon l’Apôtre, les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance [11]. Avec les prophètes et le même Apôtre, l’Église attend le jour, connu de Dieu seul, où tous les peuples invoqueront le Seigneur d’une seule voix et « le serviront sous un même joug » (So 3, 9) [12].

Du fait d’un si grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et aux Juifs, le saint Concile veut encourager et recommander la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel. Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ [13], ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. S’il est vrai que l’Église est le nouveau Peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture. Que tous donc aient soin, dans la catéchèse et la prédication de la Parole de Dieu, de n’enseigner quoi que ce soit qui ne soit conforme à la vérité de l’Évangile et à l’esprit du Christ.

En outre, l’Église, qui réprouve toutes les persécutions contre tous les hommes, quels qu’ils soient, ne pouvant oublier le patrimoine qu’elle a en commun avec les Juifs, et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Évangile, déplore les haines, les persécutions et les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les Juifs.

D’ailleurs, comme l’Église l’a toujours tenu et comme elle le tient encore, le Christ, en vertu de son immense amour, s’est soumis volontairement à la Passion et à la mort à cause des péchés de tous les hommes et pour que tous les hommes obtiennent le salut. Le devoir de l’Église, dans sa prédication, est donc d’annoncer la croix du Christ comme signe de l’amour universel de Dieu et comme source de toute grâce.

5. La fraternité universelle excluant toute discrimination

Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8). Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent.

L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation dont sont victimes des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur condition ou de leur religion. En conséquence, le saint Concile, suivant les traces des saints Apôtres Pierre et Paul, prie ardemment les fidèles du Christ « d’avoir au milieu des nations une belle conduite » (1 P 2, 12), si c’est possible, et de vivre en paix, pour autant qu’il dépend d’eux, avec tous les hommes [14], de manière à être vraiment les fils du Père qui est dans les cieux [15].

Tout l’ensemble et chacun des points qui ont été édictés dans cette déclaration ont plu aux Pères du Concile. Et Nous, en vertu du pouvoir apostolique que Nous tenons du Christ, en union avec les vénérables Pères, Nous les approuvons, arrêtons et décrétons dans le Saint-Esprit, et Nous ordonnons que ce qui a été ainsi établi en Concile soit promulgué pour la gloire de Dieu.

Rome, à Saint-Pierre, le 28 octobre 1965.

 

Moi, Paul, évêque de l’Église catholique. 

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" Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais " Publié le Lundi 10 Novembre 2014 à 22:46:48

Le Monde

 

 

26 octobre 2014

 

" Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais "

 

Dans la petite ville tunisienne d'Oueslatia, quarante jeunes ont quitté leur pays depuis 2011

pour se battre en Syrie ou en Libye. Aucun n'est revenu

Dans la maison de la famille Kaabi, à Oueslatia, une petite ville du centre de la Tunisie, les traits sont tirés, les regards douloureux et la colère à fleur de peau, ce mercredi matin. Bilal Kaabi, l'un des fils de la famille, est mort. Il s'est fait sauter dans une voiture à Benghazi en Libye. Il avait 23 ans. Abasourdie par le chagrin et l'incompréhension, la mère de Bilal semble ailleurs. Du bout des doigts, elle caresse doucement l'enveloppe où se trouvent les diplômes de son fils. Un jeune homme gentil, amateur de football, qui venait de finir ses études en gestion des affaires.

Son fils a quitté la maison un mardi matin, le 16  septembre, expliquant qu'un de ses amis venait de perdre son père et qu'il allait lui rendre visite. Une nuit passe, puis deux, puis trois. " Je suis allée à la mosquée, au café, je l'ai cherché partout ", raconte la mère de Bilal. Au 5e jour, il finit par l'appeler. " Tout va bien, lui dit-il, je suis dans un pays islamique. La terre islamique, la terre de Dieu. "

Bilal se trouve en Libye pour faire le djihad. Quatre autres jeunes de Oueslatia, des voisins, des amis, sont partis avec lui : Seif Abdaoui, Achraf Abdaoui, Aymen Kaabi et Walid Abdaoui. Tous ont entre 18 et 24 ans. La plupart ont fait des études, dans des familles qui pratiquent un islam tolérant, où il n'a jamais été question de guerre sainte. Leurs proches racontent le même embrigadement.

" MARTYR "

La transformation de Bilal a commencé il y a un an. Il passe alors de plus en plus de temps à la mosquée, la grande mosquée de Oueslatia, tenue par un imam salafiste. Lors de l'Aïd, son frère tente de le questionner, sans succès. Le mois précédant son départ, Bilal se radicalise : il décroche les photos des murs de la maison, éteint le poste de télévision, veut forcer sa sœur de 14 ans à porter le niqab. Jusqu'à son départ mi-septembre et l'annonce de son décès, samedi 18  octobre, à 14  heures. L'aîné de la fratrie reçoit un appel d'un Libyen qui lui apprend que Bilal est mort. Les autres jeunes sur place confirmeront la nouvelle. " Bilal est un martyr, il s'est fait exploser. "

Ici, toutes les familles mettent en cause l'incapacité des autorités à protéger les garçons des réseaux extrémistes. Lorsque Bilal a disparu, la famille Kaabi a porté plainte contre cinq personnes de Oueslatia, dont beaucoup soupçonnent ici qu'elles participent au recrutement des jeunes. Parmi elles, un homme qui se fait appeler " l'émir des croyants ", Azzedine Jerjaoui. " Toutes sont ressorties libres, sans être inquiétées ", s'énerve l'un des frères de Bilal.

Najeh Abdaoui est la sœur de Walid, l'un des quatre jeunes partis en même temps que Bilal. Son frère est toujours en Libye, elle lui a parlé la veille au soir. " Il m'a dit qu'il ne rentrerait pas. Qu'il ne rentrerait jamais. " Menue, en jean et gilet gris, la jeune femme de 26  ans a tout essayé pour le dissuader de partir. " Walid n'était pas salafiste mais, quand son frère jumeau, Khaled, est parti, il a eu un choc. Il voulait rejoindre sa “moitié”. Au début, c'était pour le ramener, mais peu à peu certains l'ont convaincu de faire pareil. " Khaled était parti combattre en Syrie en janvier  2013.

ECHANGES SUR FACEBOOK

En juin  2013, Najeh avait réussi à se procurer le mot de passe du profil Facebook de Walid Abdaoui, son frère. Elle y découvre des échanges avec un homme qui essaie de le convaincre d'aller faire le djihad. Il est question de formalités pour son passeport, d'envois d'argent (deux mandats de 2 300 et 1 600 dinars, soit 1 000 et 700  euros). " Il était clair que Walid allait partir. Nous n'avions aucune solution pour l'en empêcher, alors on est allés voir la police ", se souvient Najeh. Le père de Walid traîne son fils jusqu'au commissariat, montre aux policiers les conversations sur Facebook. Mais rien ne se passe. Walid part en Libye. " Les médias disent toujours que c'est la pauvreté qui pousse les jeunes à faire cela, mais c'est faux ", poursuit Najeh. Son frère était technicien supérieur de santé. Il avait commencé à travailler à l'hôpital de Ben Arous. " Nos familles ne manquent de rien. Chez nous, les huit enfants sont éduqués. " Elle est ingénieure en agronomie.

Combien sont-ils à avoir disparu ainsi ? Entre 2000 et 3000 dans le pays. Les chiffres sont invérifiables, mais les Tunisiens seraient le plus important contingent de djihadistes étrangers en Syrie, en Libye et en Irak. Dans la région de Oueslatia, " une quarantaine sont partis depuis 2011, trois sont morts – deux en Syrie et Bilal en Libye –, aucun n'est revenu ", estime Samir Chhaibi, l'un des responsables de la section locale du syndicat UGTT, qui ne cache pas son sentiment d'impuissance. " On fait des communiqués, des réunions, on soutient les familles, mais ce sont les autorités qui peuvent faire quelque chose. Il est clair qu'il y a ici un noyau, bien organisé, qui envoie les jeunes combattre. "

LAXISME

A partir de 2011 et la chute de la dictature de Ben Ali, les salafistes ont pu prospérer dans de nombreux endroits, profitant d'une liberté religieuse retrouvée et du laxisme du gouvernement islamiste d'Ennahda. A Oueslatia, ils ont imposé leur propre imam, à la mosquée Al-Hidaya, la plus grande de la ville. " Tous les parents ont remarqué que les jeunes passent plus de temps à la mosquée que chez eux. Ils leur font subir un lavage de cerveau. Petit à petit, ils effacent les souvenirs, la famille ", raconte la sœur de Bilal Kaabi. Les salafistes sont aussi présents dans les écoles : certains sont instituteurs, au contact quotidien des enfants. " Pour un petit, le maître, c'est la vérité. Si on ne fait rien, c'est toute une génération qui va subir ça ", prévient la mère de famille.

Les familles d'ici se sentent bien seules face à ces drames. Les élections législatives de dimanche paraissent lointaines. Les partis politiques se sont concentrés sur leur campagne. Seuls le syndicat et les associations de défense des droits de l'homme sont venus voir les proches. La famille de Bilal a organisé une marche commémorative jusque devant la " mosquée du terrorisme " puis au gouvernorat. " On tiendra bon, jusqu'à la mort, pour savoir qui a fait ça ", dit Walid Kaabi, un des grands frères de Bilal, dans un accès de colère. " On n'a pas pu enterrer Bilal. On ne pourra jamais faire notre deuil. "

Houcine et Rebah, les parents de Seif Abdaoui, 19 ans, ont, eux, encore un peu d'espoir. Seif est parti ce jour-là en expliquant qu'il allait à la plage. Après la mort de Bilal, il a appelé ses parents pour leur dire de ne plus l'appeler : " Priez pour moi, on se retrouvera au paradis. " Eux non plus ne comprennent pas. " Quand le frère de Seif, Mohamed, a voulu partir en Libye, pour travailler, en toute légalité, il a été refoulé par les douaniers. Alors pourquoi Seif a-t-il réussi à passer ? ", demande Houcine Abdaoui. " On veut juste qu'il revienne. Tant pis s'ils le mettent en prison ici, pourvu qu'on le revoie, vivant. "

Charlotte Bozonnet

Sanglante attaque djihadiste dans le Sinaï Le Caire a décrété l'état d'urgence dans ce bastion djihadiste, et fermé la frontière avec Gaza

Quelques heures après des attentats contre l'armée, vendredi, qui ont fait 33 morts, le gouvernement égyptien a décrété l'état d'urgence et fermé la frontière avec Gaza

L’Etat d'urgence a été déclaré sur une partie du nord et du centre de la péninsule du Sinaï après de nouvelles attaques contre les forces de sécurité égyptiennes, vendredi 24  octobre, qui ont fait au moins 33 morts. Ces attaques, qui n'ont pas été revendiquées, sont les plus meurtrières perpétrées contre les forces de sécurité égyptienne dans ce bastion djihadiste de l'est du pays depuis la chute de Mohammed Morsi, en juillet  2013. Un deuil national de trois jours a été décrété.

Une première attaque, " bien préparée " selon des responsables égyptiens, a visé un point de passage de l'armée dans le secteur de Karm Al-Qawadis, à quinze kilomètres au nord-ouest d'El-Arich près de la frontière avec la bande de Gaza, faisant trente morts et vingt-cinq blessés. Après avoir lancé l'assaut avec un attentat à la voiture piégée, les assaillants ont attaqué un char transportant des munitions, causant une deuxième explosion. Deux véhicules de l'armée ont également été visés par des mines placées sur le bord de la route. Quelques heures après cet attentat, trois autres membres des forces de sécurité ont été tués à El-Arich, le chef-lieu de la province du Nord-Sinaï, à un poste de contrôle sur lequel plusieurs individus ont ouvert le feu.

Le Conseil national de défense, convoqué pour une réunion d'urgence vendredi soir par le président Abdelfattah Al-Sissi, a promis que l'armée prendrait " sa revanche pour le sang versé " et donné l'ordre aux autorités de prendre des mesures pour protéger la population civile. Le chef d'état égyptien a proclamé, par décret, l'état d'urgence pour une durée de trois mois sur un périmètre allant de la ville de Rafah, à la frontière avec la bande de Gaza, jusqu'à l'ouest de la ville d'El-Arich, et dans des régions du centre de la péninsule. L'état d'urgence s'accompagne d'un couvre-feu allant de 15  heures à 5  heures du matin. " L'armée et la police prendront toutes les mesures nécessaires pour faire face aux dangers du terrorisme et à son financement, préserver la sécurité dans la région (…) et protéger les vies des citoyens ", précise le décret présidentiel.

Un responsable s'exprimant sous couvert de l'anonymat a indiqué que le gouvernement pourrait ordonner l'évacuation de certains villages du nord de la péninsule, considérés comme les bastions les " plus dangereux " des groupes djihadistes, et déclarer certaines régions zone militaire fermée. Le président Sissi a par le passé indiqué que les groupes djihadistes actifs dans le Sinaï se cachent dans les zones habitées, rendant difficile toute action contre eux. L'Egypte a également fermé jusqu'à nouvel ordre le point de passage de Rafah situé sur la frontière avec la bande de Gaza.

L'Union européenne et les Etats-Unis ont condamné ces nouvelles attaques et réitéré leur soutien à l'Egypte dans la lutte contre le terrorisme. " La France assure le peuple et le gouvernement égyptiens de sa solidarité et se tient à leurs côtés dans la lutte contre le terrorisme ", a pour sa part indiqué le Quai d'Orsay dans un communiqué.

Représailles à la répression

Ces attaques n'ont pas été revendiquées dans l'immédiat mais elles portent la marque d'Ansar Beit Al-Maqdis, l'organisation djihadiste la plus active dans la péninsule du Sinaï. Ce groupe, qui a récemment exprimé son " soutien " à l'Etat islamique, a revendiqué la plupart des attaques perpétrées depuis le renversement par l'armée du président islamiste Mohammed Morsi, en juillet  2013. Des centaines de membres des forces de sécurité ont été tués depuis plus d'un an dans ces attaques qui ont visé principalement le nord de la péninsule du Sinaï, mais également le delta du Nil et la capitale égyptienne. Mercredi, au moins six policiers et trois passants avaient déjà été blessés par l'explosion d'une bombe près de l'université du  Caire.

Les groupes djihadistes disent agir en représailles à la sanglante répression qui s'est abattue sur les pro-Morsi depuis plus d'un an. Plus de 1 400 partisans de la confrérie ont été tués dans la répression de manifestations et 15 000 autres emprisonnés. Des centaines de pro-Morsi ont été condamnés à mort ou à de lourdes peines dans des procès de masse, qualifiés par les Nations unies de " sans précédent dans l'histoire récente ". Le gouvernement justifie sa répression en accusant la confrérie des Frères musulmans, dont est issu M. Morsi, d'être derrière les attaques, ce que le groupe dément.

Hélène Sallon

" En Irak et en Syrie, nous négocions avec toutes les autorités, y compris l'Etat islamique "

Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge, estime que l'action humanitaire passe par un dialogue avec toutes les parties en conflit

En Syrie, le régime vous autorise à travailler en dehors des zones gouvernementales. A quelles conditions ?

Ce n'est pas une question de conditions. Nous essayons de négocier avec tous les porteurs d'armes et toutes les autorités qui ont du pouvoir sur un bout du territoire syrien où il y a des populations civiles dans le besoin.

Y compris avec l'Etat islamique ?

L'Etat islamique (EI) n'est pas une organisation avec une direction clairement identifiée qui dispose d'une porte à laquelle on peut frapper. En Irak et en Syrie, ces négociations se font en partie avec les tribus qui nous amènent auprès d'interlocuteurs qui sont considérés comme des représentants de l'EI. Dans des endroits en Syrie et en Irak où nous avons des réseaux, nous essayons d'évaluer les besoins humanitaires et de négocier notre accès. C'est vrai pour Rakka - le sanctuaire de l'EI dans le nord-est de la Syrie - , c'est vrai pour Mossoul et Fallouja en Irak.

Quelles actions menez-vous dans les territoires où l'Etat islamique est implanté ?

En Irak, nous avons négocié de multiples accès à Fallouja depuis le début de l'année. Plus récemment, nous avons effectué des livraisons médicales à l'hôpital de Mossoul. En Syrie, nous avons réussi depuis deux ans à établir des contacts.

Ils nous ont ainsi permis de mener au début de l'été une action majeure d'approvisionnement et de traitement d'eau à Rakka. En Irak et en Syrie, il y a aujourd'hui environ 10  millions de personnes qui vivent sur un territoire contrôlé par l'EI.

Dans ces régions, il y a des besoins énormes et nous essayons d'y faire face le mieux possible, mais cela demeure précaire. En Syrie, nous fournissons de l'eau potable et des infrastructures sanitaires à 8  millions de personnes, c'est notre plus grande opération.

Les autorités syriennes vous accordent-elles les mêmes facilités pour accéder aux zones contrôlées par l'EI que pour celles sous le contrôle de l'opposition modérée ?

Pour le moment, il n'y a pas de comportement uniforme, ni du côté du gouvernement syrien ni du côté des représentants de l'EI. Par exemple, quand on parle avec le gouverneur d'Alep, ce qu'il peut approuver ne l'est pas forcément par Damas.

Etes-vous favorable à l'établissement d'une zone tampon en Syrie pour protéger les populations civiles et les réfugiés ?

Si vous voulez avoir un espace humanitaire pour répondre aux besoins des populations civiles, il faut établir un minimum de consensus entre les belligérants. Mais je suis le premier à reconnaître qu'il y a une action en dehors de l'action humanitaire qui n'est pas consensuelle. Le Conseil de sécurité de l'ONU, par exemple, est habilité à prendre des décisions non consensuelles.

Même sans consensus, estimez-vous qu'une zone tampon serait utile ?

Au cours des deux dernières années en Syrie, toutes les formules non consensuelles ont été évoquées mais elles n'ont pas abouti. Qu'il s'agisse d'une zone d'exclusion aérienne, des corridors humanitaires ou des zones protégées pour les réfugiés.

Pour nous, ces différentes options ne sont viables que si elles sont soutenues par les parties impliquées dans le conflit. Tout consensus est lent à élaborer, mais il a l'avantage de construire un espace d'action qui peut mener à un résultat. Les autres modes d'action ne sont pas de notre ressort.

Propos recueillis par Christophe Châtelot, et Yves-Michel Riols

 

Le Monde

 

 

25 octobre 2014

 

Le Liban hanté par ses otages aux mains de l'EI

Vingt-six policiers et soldats libanais sont détenus par des djihadistes dans la zone frontalière avec la Syrie

Hussein Youssef a le visage émacié, les traits tirés et une barbe de quelques jours. Depuis plus de deux mois, son fils Mohamad, soldat de l'armée libanaise, est retenu en otage par l'Etat islamique (EI). " Je passe par des moments atroces. Pendant plus de vingt jours, j'ai cru que mon fils Mohamad était mort, avant de recevoir une preuve de vie. Comment il vit, c'est autre chose ", lâche M. Youssef, près du sit-in auquel il participe dans le centre de Beyrouth. Avec son fils, vingt-cinq autres policiers et militaires sont aux mains de l'Etat islamique ou du Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida.

Depuis le 8  octobre, les parents des otages ont dressé des tentes en contrebas du Grand Sérail, le siège du gouvernement, dont l'accès est bouclé par des rouleaux de barbelés. Les portraits des otages, chrétiens ou musulmans, ont été accrochés près du campement. Tous ont été enlevés lors des combats meurtriers qui ont opposé, en août, l'armée libanaise à des djihadistes venus de Syrie, à Ersal, une ville frontalière de la vallée de la Bekaa, dans l'est du Liban, devenue une base arrière de la rébellion contre Bachar Al-Assad. " Le 2  août, quand les affrontements ont éclaté, mon cousin Maymoun nous a appelés. Avec ses collègues des forces de police, ils étaient en minorité, à court de munitions, encerclés. Peu après, nous apprenions que Maymoun avait été enlevé ", raconte Sleimane Jaber, originaire d'un village druze.

Terreur

Près des tentes, les familles des otages se relaient nuit et jour pour réclamer la libération de leurs proches et maintenir la pression sur les autorités. " On ignore tout des tractations en cours, déplore Zeinab Bazzal, une petite femme menue dont le fils Ali, soldat chiite marié à une sunnite d'Ersal, est détenu par le Front Al-Nosra. On a l'impression que sans notre mobilisation, les négociations n'auraient jamais commencé. "

Depuis août, une dizaine d'otages ont été libérés grâce à la médiation de religieux sunnites libanais, qui se sont ensuite retirés des pourparlers. Deux membres des forces de sécurité ont été décapités et un troisième tué par balles. Leur mort a été suivie par des actes de vendetta. " Je tiens en espérant qu'aucun autre otage ne sera exécuté, raconte M. Youssef. Ma hantise, c'est que les combats reprennent entre l'armée et l'un des groupes de ravisseurs, et que nos enfants soient en danger. "

Ersal, où les réfugiés syriens sont presque trois fois plus nombreux que les 40 000  habitants, vit également dans la terreur d'une nouvelle bataille. Outre les lourdes pertes dans les rangs des soldats et des djihadistes, au moins quarante civils, Libanais ou Syriens, ont perdu la vie lors des brefs combats d'août. Les violences ont pris fin quand les djihadistes se sont retranchés dans le jurd, une bande montagneuse large d'une vingtaine de kilomètres, qui surplombe Ersal et jouxte la Syrie.

Début octobre, les militaires ont resserré leurs positions autour de la ville. Près de 4 000  soldats sont déployés, pour repousser toute infiltration. Les fouilles et les contrôles d'identité aux barrages sont systématiques, et il est impossible de sortir d'Ersal à la nuit tombée, affirme un habitant joint au téléphone. Malgré ce maillage, des chemins de contrebande restent utilisés : des blessés du Front Al-Nosra, qui combat dans la région du Qalamoun, frontalière d'Ersal, ont été récemment transportés dans la ville. Moustapha Al-Hojeiri, le responsable de l'hôpital de campagne où ils sont soignés, est sous le coup d'un mandat d'arrêt. Ce cheikh salafiste est accusé d'appartenir au Front Al-Nosra, et soupçonné d'avoir détenu les otages pendant une courte période. Des familles d'otages avaient sollicité l'aide de cet intermédiaire pour rencontrer leurs proches.

Accès à Ersal

L'armée a aussi multiplié les arrestations après un attentat meurtrier, fin septembre, contre un barrage. " Il n'y a presque plus de combattants dans la ville. Ceux qui étaient encore à Ersal ont fui vers le jurd ou ont été interpellés. On ignore où se trouvent les hommes qui ont été arrêtés fin septembre par l'armée dans les camps de réfugiés, explique un bon connaisseur d'Ersal. Il n'y aura pas de solution dans la ville, où les tensions débordent, tant qu'une partie des réfugiés, familles de civils ou de combattants, n'aura pas été relocalisée. Les djihadistes qui sont dans la montagne, une zone aride et caverneuse, ont besoin d'une base arrière au Liban. Ils vont continuer de tenter d'ouvrir une brèche vers Ersal, même si c'est très difficile. Outre l'armée, le Hezbollah a aussi des positions sur la frontière, au nord et au sud du jurd d'Ersal. "

Jeudi 23  octobre, l'armée libanaise a arrêté près d'Ersal un homme accusé de recruter des djihadistes pour le compte de l'Etat islamique. Son neveu est suspecté d'avoir décapité un des soldats enlevés en août. Lors de ce raid effectué par une unité des renseignements militaires dans un appartement habité par le djihadiste présumé, Ahmad Miqati, des affrontements ont éclaté, trois hommes ont été tués et un soldat blessé, a affirmé l'armée. Selon cette dernière, Ahmed Miqati avait " récemment prêté allégeance à l'organisation terroriste Daech ", le présentant comme l'un des " plus importants membres de l'EI " recrutant des Libanais pour rejoindre les djihadistes en Syrie voisine.

L'accès à Ersal est l'une des exigences du Front Al-Nosra pour libérer les otages. Les militants d'Al-Qaida, qui se battent dans le Qalamoun contre le Hezbollah et l'armée syrienne, demandent aussi la libération de prisonniers islamistes au Liban. Mais, selon un ministre, les négociations sont d'autant plus compliquées que les revendications des deux groupes extrémistes sont en fait confuses, et que le gouvernement est divisé par rapport aux tractations. Sollicité par Beyrouth, un émissaire du Qatar s'est rendu à deux reprises dans la région d'Ersal. Sans résultat tangible.

Laure Stephan

Au nom de la foi

 

Massacrer en invoquant Dieu : c'est le précepte défendu par les partisans de l'Etat islamique, mais aussi, avant eux, par les catholiques lors de la Saint-Barthélemy. Est-ce le seul moteur des crimes de masse ? Tentatives d'explication

Depuis juillet, la liste des massacres, des viols, des exécutions sommaires, des tortures, des brutalités associées à l'imposition de la charia (mains coupées, flagellations publiques) que commettent les combattants du groupe armé Etat islamique (EI), que ce soit à Tikrit, à Rakka, à Mossoul, ne cesse de s'allonger. Ses partisans tournent et diffusent eux-mêmes les vidéos de leurs exactions : égorgements, crucifixions, têtes plantées sur des grilles, balles dans la tête, charniers.

Sur certains de ces films, on voit de jeunes hommes frapper, humilier et tuer des civils par dizaines, à l'arme blanche ou d'une rafale de mitraillette. Sans hésiter, avec détermination. Ces photos de meurtriers de masse en rappellent d'autres, de terrible mémoire et de tous les temps : celles de la Shoah, celles du génocide des Tutsi au Rwanda, et tant d'images de guerres civiles, de guerres de religion où des tueurs dressés devant des fosses achèvent en souriant une victime désarmée – non coupable, non combattante.

La " sympathie " abrogée

Comment des hommes en arrivent-ils à tuer des vieillards, à enlever des enfants, à torturer des gens qui parfois sont d'anciens voisins ? A quoi pensent-ils à cet instant ? Où est passée leur humanité ? Qu'en disent les historiens, les psychosociologues, les théoriciens des idéologies, les philosophes et les anthropologues qui travaillent sur ces questions de la barbarie, du meurtre de masse et du passage à l'acte ?

L'éclipse de la compassion serait la cause première. Le philosophe Marc Crépon, auteur d'un essai sur Le Consentement meurtrier (Cerf, 2012), avance qu'" il n'y a pas de guerre, pas de génocide, pas d'abandon de populations entières à leur errance entre des frontières meurtrières qui ne soit possible sans une “suspension” de la relation à la mort d'autrui, un déni des gestes de secours, des paroles de réconfort, du partage qu'elle appelle ". Pour décapiter au couteau des hommes attachés, pour violer des femmes, il faut que soit étouffé le savoir que chaque humain possède sur la souffrance de l'autre, sur sa fragilité et sa mortalité. Et la première explication à cette " suspension " est autant psychologique qu'idéologique : seule une force supérieure, et donc un Dieu, pourrait l'autoriser.

Des hommes, de tout temps, se sont autorisés à massacrer en prétendant brandir le glaive de Dieu. C'est un constat historique effrayant. C'est aussi l'argument des partisans de l'EI. Ils se proclament en guerre sainte. Ils vont imposer, disent-ils, entre la Syrie et le Kurdistan irakien, un califat régi par la loi islamique sunnite. " Je promets à Dieu, qui est le seul Dieu, que j'imposerai la charia par les armes ", expliquait, fin août, Abou Mosa, 30  ans, représentant de l'EI, dans un reportage vidéo du groupe américain de médias Vice News. Dieu, poursuivait-il, veut que les membres de l'EI chassent et tuent les yézidis, les Turkmènes, les shabaks, mènent la guerre aux chiites, chassent les chrétiens d'Orient ancrés sur cette terre depuis deux millénaires, " parce que ce sont des infidèles, des apostats, des ennemis de Dieu, de la religion et de l'humanité ". Ils doivent " se convertir, ou fuir, ou périr ". Pour eux, l'interdit de meurtre est levé. Alors, l'EI tue sans états d'âme, en masse. La " sympathie " de chaque homme pour la souffrance des autres hommes, révélée par un des pères des Lumières, Adam Smith, comme un élément constitutif de la nature humaine, est abrogée.

Depuis la découverte des " neurones miroirs " ou " neurones de l'empathie " par l'équipe du biologiste Giacomo Rizzolatti en  1996, nous savons que cette compassion est sans doute universelle. Grâce à leurs effets en retour, chaque homme ressent les émotions des autres " comme si " elles étaient siennes, au niveau d'un " vécu ", sans même raisonner – avec empathie. Ces recherches permettent de mieux comprendre les sentiments de pitié, la culpabilité et la moralité.

Comment un dieu, l'être moral suprême, peut-il alors pousser un homme à en massacrer d'autres ? Auteur, avec Anthony Rowley, de Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l'histoire. VIIe-XXIe  siècle (Perrin, 2006), l'historien israélien Elie Barnavi rappelle que " la religion ajoute à la guerre une dimension unique, qui la rend particulièrement féroce et inexpiable : la conviction des hommes qu'ils obéissent à une volonté qui les dépasse et qui fait de leur cause un droit absolu ". Quand elle est pensée comme " la seule vraie foi ", la religion transforme l'innocent d'une autre Eglise (ou l'athée) en " infidèle " ou en " hérétique ", et le tueur en soldat de Dieu.

Elie Barnavi explique ce terrible tour de passe-passe : " Le guerrier de Dieu se bat pour faire advenir la loi divine, telle qu'elle a été formulée une fois pour toutes dans un Livre saint. Dans cette optique, l'infidèle est un obstacle qui se dresse sur le chemin du salut de tous, à éliminer de toute urgence, et sans pitié. "

Un autre historien des guerres de religion, Denis Crouzet, avance que les comportements meurtriers de l'EI rappellent d'effroyables " actions de sanctification " lors du massacre de la Saint-Barthélemy (1572). Les guerres de religion, note-t-il, se ressemblent dans l'horreur. Il remarque, par exemple, une même confusion entre l'état de soldat et celui de croyant en armes : " Les armées de croisés du XVIe  siècle étaient faiblement professionnalisées du fait des recrues, qui étaient plutôt des militants de la foi. Quand elles prenaient une ville, l'esprit de croisade reprenait le dessus avec l'appel au meurtre des “impurs” et des “démons”. " De même, l'EI est composé d'anciens soldats de l'armée de Saddam Hussein, de sunnites radicaux et de militants du djihad venus de plusieurs pays. Cet été, dans la province de Ninive, quand ils ont exécuté en masse des yézidis – une communauté kurdophone estimée à500 000 personnes en Irak –, ils ont affirmé que ceux-ci étaient des " adorateurs de Satan ". L'ONU a estimé, mardi 21 octobre, que ce crime pourrait constituer une " tentative de génocide ".

Denis Crouzet signale d'autres similitudes : " Pour fanatiser les soldats croyants, il faut des chefs religieux charismatiques et des prédicateurs appelant à la croisade. A Paris, en  1552, le prédicateur François le Picart affirmait que les signes avant-coureurs du retour du Christ sur terre se manifestaient par l'athéisme, l'hérésie et l'Antéchrist se faisant adorer comme Dieu. " Pendant la Saint-Barthélemy, le prêtre Artus Désiré avance que " le pardon est un péché " et qu'il n'est plus temps de tergiverser avec le mal : 3 000 huguenots sont massacrés.

Pareillement, dans le califat autoproclamé par l'EI, le " calife " Abou Bakr Al-Baghdadi se présente comme un sayyed, un descendant du prophète. Il se fait appeler " commandeur des croyants " et délivre chaque semaine un prêche appelant au djihad, après avoir prié en public. Ses déclarations, à la fois mystiques et autoritaires – " Obéissez-moi de la même façon que vous obéissez à Dieu en vous " (à Mossoul, le 9  juin) –, sont reprises par les imams dans les mosquées et par les camions de propagande.

Un autre comportement meurtrier inhérent aux guerres de religion, explique Denis Crouzet, est de sanctifier l'espace avec l'exhibition des corps meurtris des infidèles. Lors de la Saint-Barthélemy," on traçait dans la ville des parcours sanglants pour montrer à Dieu qu'une ville lui revient. Les cadavres des huguenots, parfois des voisins, sont transportés dans les rues, mutilés. Il s'agit pour les violents, soldats et civils unis, de resacraliser Paris, d'exprimer à travers les corps démantelés l'adhésion à la justice eschatologique de Dieu ". Les partisans de l'EI se sont fait une spécialité de ces mises en scène macabres, prétendument purificatrices, tout en dynamitant les autres lieux de cultes.

Nous assisterions ainsi, dans cette région du monde, à des Saint-Barthélemy musulmanes, des dizaines de milliers d'hommes se déclarant des soldats de Dieu pour tuer en masse d'autres croyants, souvent musulmans eux aussi, comme les chiites, majoritaires en Irak. Malek Chebel, spécialiste de l'islam, rappelle que, jusqu'à ces dernières années, " de nombreux chiites et sunnites faisaient ensemble le pèlerinage de La  Mecque et vivaient côte à côte dans l'Irak de Saddam ". Cependant, ajoute-t-il, " il vaut mieux aujourd'hui ne pas être chiite dans tel quartier d'une ville d'Irak, et sunnite dans tel autre car, alors, il faut s'attendre à un double massacre à base religieuse ".

Dieu n'est pas toujours indispensable pour expliquer ces crimes de masse : d'autres analyses, militaires, psychosociologiques, politiques, nous éclairent. Au-delà d'une guerre sainte, c'est une guerre classique qui se déroule actuellement en Irak et en Syrie, et ces hommes qui tuent sans trembler ressemblent à tous les soldats du monde : ils exécutent un ennemi, ils obéissent à l'EI, un groupe armé décidé, avec son commandement, sa stratégie.

Elie Barnavi, ancien soldat de l'armée israélienne, Tsahal, rappelle dans ses Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 144  p., 12  euros) que la " psychologie du soldat " consiste en " un englobement immédiat et sans restriction des individualités " par une autorité supérieure : il obéit. Et toute guerre, précise l'historien, " porte en elle, à des degrés divers, une certaine “barbarisation” des comportements humains ". C'est cette barbarie, stade extrême de la guerre, que nous voyons à l'œuvre aujourd'hui.

Mais si toute guerre est barbare, rappelle Barnavi, elle n'est pas totalement impunie. Depuis l'émergence du droit international humanitaire né avec le tribunal de Nuremberg (1945-1946), réaffirmé après les guerres dans l'ex-Yougoslavie (1991-2001), puis le génocide des Tutsi au Rwanda en  1994, tout conflit meurtrier doit respecter les lois de la guerre : " Traiter correctement les prisonniers, distinguer entre combattants et population civile, protéger celle-ci des affres du conflit, interdire les armes de destruction massive et, en dernier ressort, juger dans des tribunaux spéciaux les principaux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ", détaille Elie Barnavi. Or, l'EI ne respecte pas les règles internationales. D'après les rapports d'Amnesty International et de Human Rights Watch, l'organisation tue les non-combattants, pille les civils, enlève des femmes.

Pour Jacques Sémelin, historien au CNRS et auteur de Purifier et détruire (Seuil, 2005), les militants de l'Etat islamique cèdent aux " vertiges de l'impunité ". C'est une autre analyse, plus politique, des exactions de l'EI. Ils jouissent du pouvoir conféré par les armes sur un territoire conquis. " La guerre sans règle devient une sorte de fête, d'ivresse de puissance, analyse-t-il. On se croit indestructible, car on donne la mort. On se prend pour Dieu. On est craint partout. Rien n'est plus grisant. "

Dans le reportage de Vice News, le combattant de l'EI Abou Mosa explique pourquoi il ne retourne pas voir sa famille. " Je suis en guerre permanente. Je ne suis jamais avec ma femme et mes enfants. Il y a des buts plus élevés. Il n'y aurait personne pour défendre l'islam si je restais avec eux. " Il préfère être avec ses " frères " et se battre pour " humilier - ses - ennemis ". Il dit encore : " Plus la situation est violente, plus on se rapproche de Dieu. " Jacques Sémelin commente : " A la paix, ils préfèrent l'état de guerre où tout devient possible, où ils libèrent leurs pulsions meurtrières et sont les maîtres. "

Au-delà du vertige d'être hors-la-loi, il y aurait donc un autre moteur à l'impunité, qui serait propre à l'humain : le plaisir de faire souffrir, de tuer, de violer, de régner. " Ces hommes ne se vantent pas de ce qu'ils font aux femmes. Ils ne racontent pas les crimes et les vols qu'ils commettent quand ils sont les maîtres du terrain ", fait remarquer l'historien. Des reportages réalisés dans le Kurdistan irakien décrivent pourtant des jeunes femmes yézidies et turkmènes, de 13 ans à 20 ans, enlevées par centaines par l'EI, violées et revendues aux soldats. Les viols collectifs constituent un classique des périodes de massacre et de génocide.

Pour Jacques Sémelin, il existe " un fond sadien " en l'homme, un " moi assassin " et jouisseur qui se libère dans les situations d'impunité et de conquête – Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, parlait déjà d'une pulsion primitive de meurtre. Et, selon l'historien, on retrouve toujours les mêmes " matrices criminelles " pour qu'il y ait passage à l'acte et meurtre de masse. On peut écrire " une grammaire du massacre ", transhistorique et transculturelle, avec ces règles presque intangibles. Ainsi, les tueurs massacrent en groupe. " Ils constituent un “nous” contre un “eux” nuisible ", au cours d'une opération identitaire, appuyée sur une idéologie totalitaire ou une religion intolérante. Ces groupes meurtriers, d'après des travaux recoupés, obéissent aux mêmes règles de comportement : " On retrouve d'habitude, développe Jacques Sémelin, un tiers de “perpétrateurs” actifs, un tiers de “suivistes” et un tiers de “réticents” ", le premier tiers entraînant les autres. C'est ce que l'on appelle l'" effet Lucifer ", selon la formule du psychologue américain Philip Zimbardo : les actifs l'emportent sur les indécis.

Autre constante rendant le massacre possible : " Les perpétrateurs doivent persuader les exécutants indécis que les victimes, les innocents désarmés, sont des ennemis dangereux, et leur crime un acte légitime. C'est d'habitude le rôle de l'idéologie ", poursuit Jacques Sémelin. Au terme de sa monumentale enquête, La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 576  p., 25  euros), l'historien Johann Chapoutot synthétise en une formule terrible comment l'idéologie nazie a justifié le pire : pour " tuer un enfant au bord de la fosse " en croyant que cela relève de la " bravoure militaire ", il faut d'abord en avoir fait un " ennemi biologique ", un être nuisible qui menace d'entraîner la dégénérescence de la race. On sait l'ampleur des crimes qui ont accompagné cette idéologie eugéniste durant la seconde guerre mondiale.

L'idéologie suffit-elle à expliquer que toute compassion, toute humanité, soit levée ? L'historienne Hélène Dumas, auteur du Génocide au village (Seuil, 384 p., 23  euros), a tenté de comprendre le drame du Rwanda en concentrant ses recherches sur une petite ville. Comment a-t-il été possible qu'entre le 7  avril et le début du mois de juillet  1994, de 800 000 à 1 million de Tutsi aient été tués par leurs voisins Hutu ? Elle a découvert sur place " un génocide de proximité ", un cauchemar où ce sont les voisins, parfois des parents, qui ont mené le massacre avec d'autant plus d'efficacité qu'ils connaissaient la région, les cachettes, les maisons. Comment comprendre ?

Hélène Dumas a notamment décrit un puissant mouvement de " déshumanisation ", à la fois mental – médiatique, politique – et physique : " On a assisté à une animalisation des Tutsi. Avant le massacre, dans plusieurs médias, on les traitait de “cafards”, de “serpents”. Ensuite, on disait qu'on allait à la chasse aux Tutsi, avec des armes de chasse. Quand on les regroupait, on disait qu'on déplaçait un troupeau de vaches. " Car on n'assassine pas des animaux, on les abat. Pire, pour les déshumaniser jusqu'au bout, on les frappait jusqu'à ce qu'ils n'aient plus forme humaine.

Animaliser, chosifier, défigurer l'autre : cela aide le criminel à se persuader qu'il ne massacre pas des visages, des vies. Qu'il ne tue pas des humains.

 

Frédéric Joignot

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Liban

Le « Manuel de la citoyenneté » d’Adyan,

une prouesse pédagogique inespérée

 

À l'heure où le Liban est engagé dans une course effrénée entre dialogue et violence, la Fondation Adyan publie un manuel pédagogique sur les bases religieuses chrétiennes et musulmanes de la citoyenneté.

Fady NOUN | L’ORIENT LE JOUR 14/10/2014

La fondation interreligieuse Adyan a lancé samedi un manuel inédit intitulé Rôle du christianisme et de l'islam dans la valorisation de la citoyenneté et du vivre-ensemble. Le manuel porte sur trois valeurs bien définies : l'acceptation de l'autre, la justice et le respect des lois et des conventions. Il est destiné aux pédagogues et aux orateurs des mosquées.

Ce nouvel outil pédagogue est imprégné et émaillé de citations tirées des Écritures chrétiennes et musulmanes sur chacun des trois thèmes choisis. Et, véritable miracle, il porte le logo du Conseil des Églises du Moyen-Orient (Cemo), de Dar el-Fatwa, du Conseil supérieur islamique chiite et enfin des institutions pédagogiques druzes. Par ces temps de fragmentation et de raidissement identitaire, surtout dans les milieux des jeunes, il s'agit d'une prouesse pédagogique inespérée.

Le lancement du manuel a eu lieu au couvent Notre-Dame du Puits (Metn), dans le cadre d'une session de familiarisation de trois jours à laquelle assistaient une cinquantaine de figures religieuses chrétiennes et musulmanes, en présence de Mgr Chahé Barsoumian et du P. Michel Jalkh, représentant le Cemo, de cheikh Mohammad Nokkari, représentant Dar el-Fatwa, de cheikh Ahmad Abdel Amir Kabalan, représentant le Conseil supérieur chiite, et de cheikh Ghassan Halabi, représentant le cheikh Akl druze.

À la présentation du livre assistaient aussi de hauts responsables de la mission luthérienne danoise « Danmission », partenaire du projet, ainsi que le conseiller de l'ambassade du Danemark, Anders Oesterwang. Danmission est active au Moyen-Orient depuis une bonne centaine d'années. Le développement social fait aussi partie de sa vocation. 

Un contre-discours

Pour le cofondateur – avec Nayla Tabbara – d'Adyan, le prêtre maronite Fadi Daou, le manuel, fruit d'un effort interreligieux collectif de 18 mois, offre au lecteur « un contre-discours à celui qui dit : Tu crois, donc tu te bats ». En ce sens, c'est aussi « un acte de résistance spirituel et national ».

À l'heure où des courants régionaux puissants font pression sur le corps social libanais jusqu'à l'éclatement, le manuel établi par Adyan témoigne de la permanence des efforts visant, au contraire, à intégrer les communautés fondatrices du Liban en une seule nation ; une nation reposant sur des valeurs cohérentes, rationnellement élaborées et intériorisées, puisées aussi bien dans le christianisme que dans l'islam.

« Rien ne doit nous faire oublier qui nous sommes, ni les jours noirs que nous vivons, ni les images violentes qui envahissent nos écrans de télévision, ni les tiraillements politiques qui ont depuis longtemps dépassé toutes les bornes et règles du jeu politique », s'est exclamé Fadi Daou dans sa brève allocution d'introduction.

Et de rappeler que « parmi les ancêtres du partenariat islamo-chrétien nommé Liban, figurent l'imam Ouzaï, qui dissuada le gouverneur musulman d'alors d'opprimer les chrétiens ; l'émir Abdallah Tannoukhi, qui légua à ses voisins chrétiens ses propriétés ; le patriarche Élias Hoayek qui choisit l'écrin du Grand Liban pour y déposer la perle du vivre-ensemble, plutôt que de choisir le repli identitaire dans des entités confessionnelles, minoritaires, isolées ; l'imam Moussa Sadr, qui se claustra dans sa mosquée pour arrêter les combats fratricides et déclara qu'il considérait que chaque balle tirée sur Deir el-Ahmar et Chlifa était tirée sur sa propre personne ; le grand uléma de Saïda, cheikh Youssef el-Assir al-Azhari qui, avec Boutros el-Boustany et le missionnaire protestant Van Dyke, retraduisit vers l'arabe le Nouveau Testament ; l'évêque Salim Ghazal, homme de réconciliation et de paix, ou encore l'évêque Georges Khodr, amant passionné de la langue arabe et de la civilisation islamique ».

Le Liban « a fixé l'abîme »

Présent à la conférence de presse, le conseiller de l'ambassade du Danemark Anders Oestervang se félicite, pour sa part, de la parution du manuel. « L'éducation est l'une des clés de la promotion du dialogue et de la coexistence », assure-t-il, tout en ayant conscience que c'est « un processus long ». C'est pourquoi il dit partager aussi le sentiment d'urgence de bien des Libanais qui sont conscients qu'une course de vitesse est engagée entre le dialogue et la violence.

« Le Liban a une longue expérience de la coexistence, mais il a également fixé la profondeur de l'abîme. Il est qualifié pour servir de modèle s'il sait faire prévaloir le dialogue. Quelle chances a le dialogue de gagner la course ? Pour ma part, j'ai le sentiment que le niveau de cohésion des Libanais est un véritable modèle. L'important, c'est de sensibiliser et d'engager suffisamment de chefs religieux et civils dans ce programme pour atteindre la rue. C'est la clé. Il faut atteindre la rue. »

Ayant assisté à la conférence « à titre personnel », le député Farid el-Khazen, du bloc de la Réforme et du Changement (Michel Aoun), se félicite du spectacle. « Ce travail n'est possible qu'au Liban. En l'offrant au monde arabe, nous prouvons notre exception culturelle », assure-t-il, tout en mesurant la difficulté qu'il y a à surmonter notamment l'obstacle des écoles « embrigadées » dans des projets communautaires spécifiques.

« C'est pourtant le bon moment, dit-il. C'est le moment de mette en relief notre vivre-ensemble qui a fait naufrage ailleurs. Nous serions en train de rendre service à la religion, et spécifiquement à l'islam en crise. »

Dar el-Fatwa parraine un engagement islamo-chrétien contre « la tyrannie et le terrorisme »

 

Les chefs religieux chrétiens et musulmans réunis sous l'égide du mufti Abdellatif Deriane ont élaboré une « nouvelle charte du vivre-ensemble libanais » et arabe.

Sandra NOUJEIM | L’ORIENT LEJOUR 26/09/2014

Le document élaboré hier lors du sommet islamo-chrétien à Dar el-Fatwa est fondamental. Il valorise l'essence de la pluralité du modèle libanais, en l'élargissant à la région. Il assoit les normes de cette pluralité face à « la dualité du terrorisme et de la tyrannie ». Ces deux menaces à « l'État civil, seul garant de la diversité arabe », finiront par se dissiper, affirment en chœur les chefs d'Églises orientales, et les cheikhs musulmans et druzes, réunis hier sous l'égide du nouveau mufti de la République, cheikh Abdellatif Deriane.

Le communiqué lu à l'issue du sommet par le secrétaire général de la commission nationale du dialogue islamo-chrétien, Mohammad Sammak, a d'abord confié à la présidentielle libanaise une portée symbolique supranationale, liée directement à la maturation d'une citoyenneté arabe et plurielle.

Les dignitaires musulmans et chrétiens ont ainsi « exhorté le Parlement à accomplir son devoir constitutionnel fondamental en élisant immédiatement un président (...). Retarder l'élection du seul chef de l'État chrétien dans le monde arabe, à l'heure des souffrances extrêmes subies par les chrétiens d'Orient aux mains des forces terroristes fondamentalistes, paralyse le rôle du Liban dans l'accomplissement du message, à portée nationale et arabe, qui fait sa raison d'être ».

Le document a ensuite défendu, sans la mentionner explicitement, la politique de distanciation, qu'il a désignée par « l'éloignement du Liban des conflits extérieurs et des politiques des axes régionaux et internationaux ».

Le document a également appelé à une gestion « sage et responsable » du dossier des réfugiés syriens au Liban.

« Être fort par l'État, et non au détriment de l'État »

Redonnant un souffle au processus d'édification de l'État, le sommet a appelé à « ne pas paralyser les institutions, à être fort par l'État et non au détriment de l'État, (...) et à respecter le pacte de Taëf dans l'esprit et la lettre ».

Les dignitaires religieux ont « renouvelé leur engagement en faveur de la coexistence et de l'unité nationale, l'État étant la seule autorité habilité à résoudre les affaires nationales ».

Ils ont refusé « de tirer sa force de l'étranger, ou de se remettre aux armes à l'intérieur ».

Ils ont déclaré leur attachement au « dialogue national, comme base de la gestion de la pluralité ».

« Aucune cause ne devance la dignité humaine »

Transposant la teneur de ce discours au niveau régional, le sommet islamo-chrétien a déclaré qu'il « n'existe aucune cause sacrée au détriment de la dignité et des droits de l'homme ». De même, « il n'existe aucune guerre sacrée au nom de la religion », l'essence même de la religion étant la paix. « La paix est l'une des qualités de Dieu, et la cause la plus noble à laquelle tendent les vrais croyants. » « La paix est le sacré », a stipulé solennellement le document.

Le corollaire de ce principe serait notamment le respect de la liberté de culte et des propriétés privées et publiques. D'ailleurs, le discours d'investiture de cheikh Deriane, qui avait rejoint la déclaration d'al-Azhar en faveur des libertés publiques, a été salué hier.

Si le document élaboré hier a stigmatisé la violation de ces libertés, il a souligné que « les chrétiens et les musulmans, de Syrie et d'Irak, ont subi ensemble ces crimes contre l'humanité et la religion ».

En même temps, le document a mis sur un pied d'égalité les auteurs de ces actes, en évoquant « la dualité de la tyrannie et du terrorisme, longtemps subie par les sociétés arabes ». « Tirer les leçons de la crise sanglante et destructrice que ces sociétés traversent, c'est apprendre à défendre une gouvernance équitable, participative et favorable aux libertés », est-il indiqué. Deuxième stipulation-clé du document : « L'État civil, respectueux des religions et de la dignité humaine, est la seule formule ayant réussi à maintenir la stabilité et l'essor des États qui gèrent des sociétés plurielles, comme les sociétés arabes. »

Les droits des chrétiens arabes

C'est dans le cadre de ces constantes que s'inscrit la protection des chrétiens contre le fondamentalisme. « La stigmatisation des crimes d'agression et de déplacement forcé exercés par des fractions armées contre les chrétiens, les musulmans et d'autres, en Irak et en Syrie (...), impose de mettre en garde contre les conséquences de ces actes sur les chrétiens, ceux-ci étant amenés à se déraciner des patries dont ils sont le fondement depuis 2 000 ans. »

Le sommet appelle les victimes, « surtout les chrétiens, à rester attachés à leur terre », et annonce sa décision de « former une délégation islamo-chrétienne commune afin de sensibiliser les autorités religieuses, politiques et arabes à la violation des droits des chrétiens arabes ».

« Le crime contre l'humanité est le même, indépendamment de son auteur », a ajouté le document, associant « les atteintes contre les chrétiens de Syrie et d'Irak aux agressions israéliennes contre Gaza ».

Cheikh Mohammad Nokkari, membre du comité de dialogue islamo-chrétien, confirme à L'OLJ que ce document consacre « l'abandon de la logique des minorités, l'islam ne percevant que l'homme, égal de l'autre ». Il estime en outre que le sommet d'hier s'est démarqué d'autres sommets similaires par « l'accent mis sur les libertés ». C'est en cela d'ailleurs que le sommet « rejoint certainement la rencontre de Saydet al-Jabal », qui s'était tenue près d'un mois plus tôt.

L'une des figures de cette rencontre, et précurseur du vivre-ensemble, l'ancien député Samir Frangié, salue « l'excellente initiative de Dar el-Fatwa, qui rappelle le rôle, assumé il y a longtemps par l'Église maronite, à l'époque où les dirigeants politiques s'enfonçaient dans la léthargie ». L'autorité religieuse sunnite joue désormais un rôle essentiel dans la diffusion du « discours primordial de la modération », ajoute-t-il.

 

Le leader du Futur, Saad Hariri, a effectivement salué le document islamo-chrétien, qu'il a qualifié « de nouvelle charte de la coexistence et de puissant appel en faveur de l'entité libanaise ».

Afficher le commentaire. Dernier par Honorat le 17-01-2015 à 08h20 - Permalien - Partager